lundi 27 août 2007

Introduction

Fabrice Ricque : Bonjour et merci d'être présents pour cet après-midi de réflexion organisée par l'association Grand Ecran qui a pour charge d'animer le cinéma Ariel et par l'ACOR, association des cinémas de l'ouest pour la recherche.

Je vais très rapidement en résumer le contexte et les motifs.

Honor de Cavalleria d'Albert Serra est sorti en mars 2007. Peu avant, au cours du festival Premiers Plans à Angers, le film a été présenté à des enseignants et des exploitants. Puis un échange a été organisé autour du film. Très vite se sont dégagées quelques lignes de recherche et de réflexion, notamment : comment faire pour montrer certains films dits « fragiles » et comment faire pour que le public puisse rencontrer ces films ?

Je vais vous nommer les personnes que nous avons réunies ici, avant de leur demander de se présenter :

Albert Serra, réalisateur du film Honor de Cavalleria ; Emmanuel Burdeau, rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma ; Christophe Kantcheff, corédacteur en chef, responsable de la rubrique culture, lui-même critique littéraire et de cinéma à l'hebdomadaire Politis ; Christophe Caudéran, responsable du dispositif Lycéens et apprentis au cinéma dans la région des Pays-de-la-Loire et Thierry Lounas, critique, producteur et distributeur, notamment de Honor de Cavalleria. Catherine Bailhache, coordinatrice de l'ACOR, que je remercie de modérer les échanges. Enfin moi-même, responsable du cinéma Ariel à Mont-Saint-Aignan.

Une réflexion conduite par étapes

Janvier 2007 : honordecavalleriatrs.glogspot.com
Dans le cadre de Premiers Plans, en collaboration
avec Lycéens et apprentis au cinéma dans les Pays-de-la-Loire,
premières questions posées dans le cadre d'échanges autour du film d'Albert Serra Honor de Cavalleria.


Juin 2007 : questionscritiquesdelacor.blogspot.com
En collaboration avec l'association Grand écran et l'Ariel à Mont-Saint-Aigan, deuxième chapitre

Janvier 2008 : samedi 26 janvier 2008 de 9H30 à 13H00 au Centre de Congrès d'Angers
Premiers Plans, l'ACOR, l'OPCAL et les Cahiers du cinéma poursuivent la réflexion.



Catherine Bailhache :
Avant que chacun des participants ne se présente, je souhaiterais préciser que l'ACOR est une association située sur plusieurs régions, c'est pourquoi Fabrice Ricque évoquait Angers tout à l'heure. C'est une association de salles de cinéma dont fait partie l'Ariel, qui sont respectivement situées en Haute et Basse-Normandie, Bretagne, Pays-de-la-Loire, région Centre et Poitou-Charentes. Il s’agit donc d’un territoire assez large.

Depuis quelques temps, nous avons pris la décision de poser sur la table une série de sujets de réflexion, dont nous menons et mènerons les différentes étapes d’un endroit de ce territoire à l’autre, sur plusieurs mois, voire plusieurs années.

C’est ainsi que le sujet de réflexion portant sur la critique et les relations que peuvent entretenir directement les critiques avec les responsables de nos salles de cinéma a connu sa première étape à Angers, en janvier dernier. Les échanges tenus ici constitueront la deuxième étape d’une réflexion que nous allons sans doute poursuivre à Angers à nouveau dans le cadre de Premiers Plans.

Evidemment, nous savons très bien que, dans le public notamment, les personnes ne seront pas les mêmes, ou pas exactement, d'un endroit à l'autre, d’une étape de la réflexion à l’autre. Mais nous partons du principe que ce n’est pas un problème pour plusieurs raisons : au contraire, cela permet de ne pas s’enfermer dans des habitudes ; les intervenants eux-mêmes pourront ne pas toujours être tout à fait les mêmes ; par ailleurs, à l’heure d’internet, la glogalité de la réflexion sera accessible à tous sur notre site ; des blogs et autres forums seront créés pour ouvrir sur des discussions ultérieures avec qui le souhaite, public et intervenants confondus.

A Angers c’était donc en janvier 2007. Surtout, c’était trois mois avant la sortie du film, le propos d’origine était avant tout de sensibilitser les exploitants qui n'avaient pas encore vu le film d'Albert Serra Honor de Cavalleria. Certains d’entre vous ont pu découvrir ce film ici hier soir. A Angers, à l’époque, nous souhaitions le montrer à des enseignants, car, avec le coordinateur de Lycéens et apprents au cinéma ici présent, nous estimions qu’il pouvait intéresser les élèves des lycées, voire des facultés. Le film a été projeté un matin. On a passé l'après-midi qui a suivi à discuter du film, de ce que cela signifiait de recevoir un tel film. C’était des discussions du même genre que celle qu’on a pu avoir hier soir ; simplement elles ont duré plus longtemps et ont permis entre autres d’aller au-delà de la simple réception du film. C’est à cette occasion que certaines questions liées à la critique ont été abordées et nous ont incités à poursuivre la réflexion, en l’élargissant à d’autres films que le seul film d’Albert.

En effet : Comment montrer ce type de films ? Et même, avant cela, comment attirer l’attention sur ces films ? Comment la critique et les exploitants peuvent-ils, ensemble ou pas, bâtir avec le futur public des relations qui permettent de le sensibiliser, déjà, à l'existence de ces films ? Au milieu d'un afflux d'informations déversé par les différents médias, où aucune place ne leur est donnée, comment permettre à ces films d’être tout simplement… perceptibles ?

Il est évident que ces films, réalisés, mais surtout, en l’occurrence, diffusés avec de très faibles moyens financiers, ne sont pas du tout favorisés par le système. La très grande difficulté réside donc d'abord et avant tout, dans le fait de faire comprendre aux spectateurs que ces films existent, qu'ils sont intéréssants, voire plus, qu’ils vont être programmés, en général peu de temps : une seule semaine dans la plupart de villes, y compris à Paris ; une seule séance, ou deux, par jour dans la plupart des cas, ou même une unique séance.

Aujourd’hui nous parlerons certes toujours d’Honor de Cavalleria, film quasi-emblématique de cette catégorie d’œuvres fortes esthétiquement mais faibles du point de vue du marché, comme dirait Emmanuel Burdeau, ces œuvres auxquelles une grande partie de notre énergie est consacrée tout au long de l’année. Albert Serra est présent, Emmanuel Burdeau et Christophe Kantcheff ont tous les deux, chacun à leur manière, écrit sur ce film…

Mais au-delà, de manière générale, se poseront d’autres questions qui toutes découlent pour nous de la problématique telle que je vous l’ai exposée au départ. Que cela signifie-t-il pour vous, aujourd'hui, faire de la critique ? En quoi et pourquoi faire de la critique devient-il une pratique qui, aujourd'hui vous amène à quitter le simple champ de la critique, vous conduit à vous déplacer dans les salles par exemple ? Quels sont vos propres objectifs en tant que critiques lorsque vous rencontrez le public, vos lecteurs ? Quel rôle le fait de vous déplacer remplit-il exactement à vos yeux, aux nôtres ? Quelle relation par exemple, le fait de vous déplacer en personne a-t-il avec le fait de sensibiliser le public à ce type de films ? N’y a-t-il que cette évolution à envisager ? Bref, ce sont toutes ces questions dont je souhaiterais que l'on discute aujourd'hui. Plus celles que vous vous poseriez vous-mêmes au passage…

Une critique autonome ?

Albert Serra : Bonjour. Par rapport à la critique, j'ai une seule idée qui vaut pour la critique, pour les réalisateurs, et pour toute les personnes dans le monde qui font quelque chose. Je crois que les critiques doivent faire en sorte que la critique soit bonne en tant que telle. L’idée que le critique soit là pour transmettre est un peu absurde, un peu méprisante pour le vrai travail d'un critique qui essaie de faire un bon texte. Dans un beau texte, le sujet est peu important, qu'il y ait la transmission de quelque chose du film ou non n’a pas d’importance... Le plaisir que je ressens à lire une critique qui parle de mon film, qu’il en dise du bien ou non, c'est de me trouver face à un beau texte comme j'ai essayé de faire un beau film

Catherine Bailhache : Tu veux dire par là que toi, en tant que réalisateur, tu n'attends pas d'une critique sur ton film qu'elle donne envie à un spectateur d'aller le voir, que ce n'est pas la question pour toi ?

Albert Serra : Non… non. Peut-être que certaines personnes ont besoin de lire un texte pour aller voir un film, besoin de quelques analyse pour comprendre un film. Peut-être que moi aussi j'ai besoin de quelques analyses pour comprendre certains sujets, mais cela ne veut pas dire que... comment dire... peut-être que tu en as besoin pour le comprendre, mais pas pour le vivre. Pour moi, c'est plus important de vivre le film, en tant que critique ou réalisateur, que de le comprendre.

Un discours à réajuster

Emmanuel Burdeau : Bonjour à tous. Les questions soulevées par Catherine Bailhache sont, disons-le, « énormes ». Cette réflexion, ouverte à Angers et reprise ici, ne fait que commencer, elle a encore un très long chemin devant elle.

Les critiques éprouvent en effet, de plus en plus, le besoin d'aller dans les salles, à la rencontre du public, soit pour animer les classiques débats d'après-projection – qui sont toujours des moments extrêmement précieux –, soit pour mettre en place des choses plus originales. Par exemple des séances de travail, comme ici, sans prendre nécessairement le prétexte d'une projection. Ou encore, montrer des extraits, pourquoi pas en DVD, et en discuter avec les spectateurs pendant une heure et demie. Tout cela est très important aujourd’hui. Cela l’était moins il y a une dizaine d'années. Il y a là sans doute un changement. On connaît l’explication : les films dits « fragiles » ont de plus en plus de mal à exister ; on éprouve donc de plus en plus le besoin d'aller les accompagner, le plus loin possible.

C’est le côté des films. Du côté de la critique, il se passe ceci : elle n'arrive plus à avoir un discours adéquat sur ces films dits « fragiles ». Elle ne trouve plus le ton, ou le bon volume, pour simplement donner envie à quelques spectateurs d'aller voir un film, par exemple Honor de Cavalleria. Cela n’enlève rien à ce qu’a dit Albert Serra : le discours critique a aussi, par ailleurs, son autonomie et son intégrité, sa beauté propre, il n’est pas simplement une incitation à aller y voir.

Essayons d’être plus précis. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, et qu’on dit parfois, la critique n'a pas du tout démissionné quant aux films « fragiles ». Un quotidien commme Libération ou le Monde, un hebdomadaire comme les Inrockuptibles, des revues mensuelles comme les Cahiers, continuent à défendre des films dont on ne tire que quelques copies. Le problème, c’est que ça ne marche plus. A quand cela remonte-t-il ? Difficile à dire. Une chose est sûre, cependant : les discours doivent être réajustés.

Cette année, à Cannes – Christophe Kantcheff pourra en parler, car il le fait depuis plusieurs années –, j’ai eu envie de tenir un journal sur le festival, en direct sur le site internet des Cahiers du cinéma. Essayer pour une fois, d’écrire au fil de la plume. Les premiers jours, sur Word, dans la chambre d’hôtel. Ensuite, dans un internet café, dans le corps du mail, aussi près que possible de la fermeture, pour augmenter la contrainte. Cela a donne lieu à des notes, davantage qu’à des textes. C’était une expérience : que se passe-t-il quand on doit écrire à chaud dans un endroit comme Cannes ? Il y a beaucoup de paroles contradictoires sur les films ; beaucoup de réceptions contradictoires ; on peut sortir enthousiaste d'une projection à huit heures trente enthousiaste, et s'apercevoir à dix-sept heures qu'on est le seul à avoir aimé le film ; se sentir un peu bête ou trouver au contraire que c’est cela, la beauté de l’endroit.

Manifestement, plus d’un lecteur des Cahiers a apprécié beaucoup cette sorte d’accès plus direct à la critique, à ses outils, à ses possibles incertitudes et contradictions. Dire une chose sur un film le lundi, puis une autre le mardi : pas inverse, mais faisant entrer en jeu d'autres arguments, d'autres types de paroles, une autre temporalité qui modifie le regard et l'évaluation.

De tout cela on pourrait conclure, de manière un peu désespérée : le discours critique n'a jamais été aussi solitaire qu’aujourd'hui. En même temps, il y a une grande curiosité, une grande envie de voir ce discours s’ouvrir, se partager. me semble percevoir une véritable curiosité pour que ce discours puisse se rouvrir.

Pour une histoire des discours critiques

Emmanuel Burdeau : On pourrait le dire d'une autre manière : il s’est écoulé cinquante ans depuis l’âge de la grande cinéphilie classique, les Cahiers jaunes, Truffaut, Godard et les autres. Cela fait donc cinquante ans que la critique vit avec cet héritage, cette ombre au-dessus d’elle. Le temps est donc venu d'en faire l’histoire, ce qui n’a rien à voir avec une remise en cause. Jusqu'à preuve du contraire, la critique continue de travailler avec qui s’est énoncé alors.

La critique ne s’est pas constituée en discipline universitaire. Bien que très bien considérée en France, elle demeure dans un entre-deux, ou plutôt un entre-trois : entre journalisme, littérature et activité de pensée. Son lieu reste incertain. Et son existence même : fragile. Beaucoup continuent à ne pas accepter qu’il puisse exister des discours au « second degré » sur les œuvres. Le commentaire a mauvaise presse. Alors, que la critique devienne en plus le commentaire d'elle-même, cela peut faire fuir. Or c’est aujourd’hui absolument nécessaire. Il faut que la critique se connaise mieux, qu’elle comprenne où sont ses puissances, mais aussi pourquoi aujourd’hui, et depuis pas mal de temps, elle est devenue plus ou moins impuissante. Il faut faire une Histoire des discours critiques, c’est une des urgences actuelles, et un premier aperçu de ce qu’il y a d’« énorme » dans ce que Catherine Bailhache a dit en commençant.

Catherine Bailhache : On reviendra sur tout cela tout à l'heure. Christophe, tu n'es pas tenu forcément de te situer en réaction avec ce que dit Emmanuel pour l'instant. Dis-nous ce que tu en penses, ou autre. On n’a pas l’obligation de tenir un fil absolu.

Christophe Kantcheff : Je partage avec Emmanuel l'idée que tout cela est énorme et que ça sera difficile d'aborder toutes les questions en trois heures. C'est déjà beaucoup mais c'est trop court.

Catherine Bailhache : Bien sûr. Voilà pourquoi il y aura d'autres étapes.

Christophe Kantcheff : Tout d'abord, il faut vraiment que je remercie Catherine de nous avoir embarqués dans cette aventure.

Hormis Catherine et Fabrice, je n’avais jamais rencontré les autres personnes qui sont à cette tribune. Emmanuel et moi, nous nous sommes juste croisés à Cannes cette année, quelqu'un nous a présenté mais nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de nous parler, sinon pour nous donner rendez-vous ici.

Solitude et menaces

Christophe Kantcheff : D'une certaine façon, le fait que nous ne nous connaissions pas est un peu un symptôme, alors qu'il est clair que nous travaillons à peu près sur le même sujet. Mais chacun de notre côté. Voilà le premier point commun que je vois entre nous autour de cette table : la critique, et l’état dans lequel elle se trouve, nous importe. En fait, je me suis progressivement rendu compte que le besoin de réflexion sur la critique, sans être partagé par tous les « praticiens », existait. Seulement, les lieux ou les instances où cette réflexion peut ou pourrait s’accomplir sont rares. Je ne vais pas émettre une longue plainte, un samedi après-midi à Mont-Saint-Aignan, sur les souffrances imposées aux critiques – ou qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Il n’empêche : leurs interrogations, leurs doutes, leurs inquiétudes, ils les garde le plus souvent dans leur for intérieur.

C’est pourquoi, il y a trois ans, avec un ami écrivain et critique, Bertrand Leclair, j’ai ressenti la nécessité de mettre en place un séminaire sur la critique. Le séminaire s’est déroulé pendant deux ans (2005-2007) à l’Institut français de presse, parce que nous souhaitions nous adresser à des étudiants en journalisme, précisément parce que la critique dans les médias est extrêmement menacée (le séminaire aura lieu désormais à l’École des hautes études en sciences sociales). La crise très importante que traverse la presse en est une des raisons. Les contraintes économiques et financières s’accentuent, ce qui transforme progressivement le travail des journalistes.

Ce séminaire concerne en premier lieu la critique littéraire, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que les problématiques traversaient de la même façon, avec des singularités bien sûr, les critiques des autres domaines artistiques. Ce constat était d’autant moins difficile à faire en ce qui me concerne que j’exerce et la critique cinéma et la critique littéraire.

Nous avons donc invité des critiques (mais aussi des écrivains, des chercheurs…), d’abord à réfléchir avec nous aux formes que pouvaient prendre ce séminaire, puis à y intervenir. Les critiques qui nous ont rejoints dès le début (comme Patrick Kéchichian, du Monde, ou Alain Nicolas, de l’Humanité), ont d’emblée témoigné du fait que ce séminaire correspondait à un besoin qu’ils ressentaient depuis longtemps. Dans toutes les rédactions, cela se passe de la même façon : les rédacteurs fournissent leurs papiers, mais les échanges autour des livres sont plutôt rares. Plus rares encore sont les discussions sur les outils actuels de la critique, et sur la manière dont chacun s’y prend pour l’exercer ; non seulement comment il procède à partir de la lecture des textes, mais aussi comment il pratique avec tout ce qui environne la lecture et l’écriture, qui ne sont qu’une partie de son activité… Bref, il n’est pas inapproprié de parler de solitude et d’une certaine souffrance. Je reprends ce terme, car Emmanuel Burdeau a employé une expression comme « relative impuissance » ou prononcé cette phrase : « Ça ne fonctionne plus ». Il s’est exprimé à Angers de la même façon. Dans la transcription que j’ai consultée sur internet, j'ai relevé cette phrase : « La recommandation critique finit par créer de la défiance ». Ce n'est même plus de l'impuissance, mais de la défiance. C'est encore pire !

Perte de légitimité et défiance

Il y a un véritable problème de légitimation de la critique. Non seulement elle a perdu son pouvoir, c'est le moins que l'on puisse dire, pouvoir dont il faudrait d’ailleurs examiner la nature, car, à mes yeux, il ne s’agit pas seulement de son « pouvoir de prescription », qui généralement est celui dont on parle, et qui, à dire vrai, est celui qui m’intéresse le moins. Mais elle suscite effectivement de la défiance. Notamment parce qu’elle a été vaincue – et là j'enfonce une porte ouverte, mais il est parfois indispensable de redire certaines évidences – par le poids du discours promotionnel et celui de la communication. On a pu mesurer cette défaite, par exemple, avec l'invasion, dans les pages cinéma et livres, de petites figurines ou d’étoiles ou de signalétiques de toutes sortes, destinées à valider ou non les œuvres, exactement comme dans Que Choisir. La critique est devenue un indicateur ou un guide de consommation culturelle. Le critique, ou le journaliste (car il faudrait aussi s’arrêter sur cette distinction), use du discours publicitaire, voire de la phraséologie boursière. Les petites phrases des journalistes sont reprises dans les placards publicitaires, en symbiose complète avec la démarche promotionnelle. Il est même possible, sans que ce soit à dessein, mais inconsciemment, que certaines expressions laudatives soient choisies afin d’être utilisées comme slogans. Car il faut bien prendre conscience que ces « reprises » publicitaires finissent par flatter leurs auteurs, parce qu’elles deviennent un signe de reconnaissance, reconnaissance qui ne se manifeste plus par ailleurs (c’est-à-dire, par exemple, au sein même des journaux). Le fait d'être poussé à dire : « J'aime » / « J’aime pas » entre aussi dans le mode promotionnel – et là, je rejoins à nouveau ce qu’Emmanuel disait à Angers en 2007. Bref, petit à petit, la critique et la communication n'ont plus fait qu'un. Comment, devant cet état de fait, les lecteurs ou les spectateurs pourraient-ils avoir conservé la même considération dans la critique ? Cela dit, il y a bien d'autres raisons qui expliquent la défiance, comme l’accusation de connivence, par exemple, connivence des critiques avec les gens du milieu du cinéma, les réalisateurs, les attachés presse....

Catherine Bailhache : Tu veux dire ? Connivence entre la presse... ou l'attaché presse qui connaît bien...

Christophe Kantcheff : ... Oui, le copinage… C’est une suspicion qui pèse sur les critiques, et qui est plus ou moins justifiée, mais qui est souvent exprimée par le public.

Emmanuel Burdeau estimait tout à l’heure qu’il y avait « un discours à réajuster ». Vraisemblablement. Je ne sais si nous entendons la même chose par ces termes, mais en tout cas, sur les termes mêmes, nous sommes d’accord. Il me semble en effet qu'il faut réussir à sortir de ce discours de « l’ère communicationnaire ». La tâche est ardue, parce que ce discours est aussi exigé par les directeurs de journaux et rédacteurs en chef, qui estiment que la critique ennuie et attendent de leurs journalistes des articles d’humeur et du « J'aime » / « J'aime pas » consumériste.

Sortir de l'évaluation ?

Christophe Kantcheff : Il y a donc un discours à (re)conquérir, un discours qui parviendrait à rendre l'expérience de la vision d'un film en une parole argumentée et interprétative. Tenter de revenir à un discours de la sorte est un combat de tous les instants dans un journal, c'est extrêmement compliqué.

Catherine Bailhache : Oui. Que ce soit un combat, je pense qu’on peut être un certain nombre à le deviner.

Néanmoins dans Politis par exemple, ce que j'apprécie dans la manière dont la critique est menée en matière de cinéma, c'est précisémment cela, ce combat que je devine aussi… Quand je lis une critique de Politis j'ai donc l'impression nette que j'ai affaire à autre chose que ce que tu dénonces-là. Et je pense qu'aux Cahiers, de manière globale, le combat existe sûrement aussi, enfin je n'en sais rien. En tous cas, ce qui y est fait – je vais peut-être mettre de côté, mais ça n'engage que moi, la partie notule sur les films–, représente un travail échappant totalement à ce que tu dénonces Christophe.

Or, j'ai le sentiment que malgré cela, ce que relevait, et tentait de décrire Emmanuel à Angers est juste : cette impression qu'à chaque fois qu'un film réunit « sur sa tête » une somme de vraies critiques, à plus forte raison si elles sont louangeuses, ajoutées à de nombreuses sélections et prix dans les festivals, associés à leur tour à une batterie de soutiens de toute sorte, toutes ces choses qui donnent statisfecit au film en question, et bien chaque fois pourtant, c'est comme si résonnait alors aux oreilles du spectateur potentiel une petite musique identifiable entre toutes… et paradoxalement contre-productive !

Christophe Kantcheff : Nous somme pris dans un ensemble. Les Cahiers du cinéma et Politis ne sont pas isolés de l’ensemble du paysage médiatique.

Catherine Bailhache : Donc ça voudrait dire que vous êtes pris au piège de la masse de ce qui vous entoure ? Que, quoi que vous fassiez, même si vous menez ce combat-là, même si vous le réussissez en ce qui concerne la partie rédactionelle elle-même, – car vous parvenez à rédiger ce que vous voulez, et c’est bien autre chose que de la communication ou de la publicité –, malgré tout, à cause du paysage général, on ne va pas vous identifier pour autant ? C'est cela ?

Christophe Kantcheff : Globalement, oui. Après, par rapport à ce que tu disais précédemment, il faudrait entrer dans le détail pour nuancer... C'est un peu compliqué de parler de...

Catherine Bailhache : ... de soi-même ?

Christophe Kantcheff : Non, non, au contraire, c'est intéressant d'avoir une démarche réflexive. Ce que je veux dire, c'est que les Cahiers du Cinéma et Politis, ce n'est pas tout à fait la même chose. Ainsi, si je prends l’exemple de la manière dont nous avons traité le film d’Albert Serra : il a fait l’objet d’un article d’un peu plus de 3.000 signes , c’est-à-dire une longueur considérée comme moyenne dans un hebdo, mais qui, pour élaborer une argumentation critique, s’avère relativement courte.

Catherine Bailhache : Ce n'est pas la question, c'est ce que tu as écrit qui compte...

Christophe Kantcheff : Mais si, c'est la question ! Il me semble qu’il faut distinguer le travail d’un hebdomadaire, davantage requis par les nécessités du journalisme, de celui d’un mensuel, qui plus est spécialisé. Mais, par ailleurs, à Politis, je suis relativement à l’abri de la pression économique et de la logique promotionnelle. D’autant que la culture, dans un journal comme celui-ci où l’information politique est primordiale, reste secondaire dans ses enjeux. Ce qui explique en grande partie pourquoi je bénéficie d’une assez grande liberté dans mes choix et dans mes modes de traitement. Tout en étant tenu, je le répète, par un certain nombre de contraintes.

Mais, cela dit, si je suis présenté comme critique à des personnes qui ne connaissent pas précisément Politis, ma parole, elle, est tout simplement prise comme celle d'un type qui travaille dans les médias. Et dès lors, elle doit se confronter à « l’ère du soupçon ».

Catherine Bailhache : Donc quoi que vous fassiez, vous êtes dans l'ère du soupçon, c'est ce que vous ressentez ?

(acquiescements)

… Oui d'accord.

(silence)

Bon…

Lycéeens et apprentis au cinéma dans les Pays-de-la-Loire : rencontrer des œuvres singulières

Catherine Bailhache : … Je vais passer la parole à Christophe Caudéran, coordinateur du dispositif d’éducation à l’image Lycéens au cinéma dans les Pays de la Loire, région dont les principales villes sont Angers, Laval, La Roche/Yon, Le Mans, Nantes. On pourrait se dire : mais que fait-il ici ? D'ailleurs, lui-même, lorsque je l’ai appelé m'a demandé pourquoi je l’invitais à intervenir, en Haute-Normandie de surcroît, dans le cadre d’une réflexion autour de l’accompagnement critique des films ? C'est Thierry Lounas qui a suggéré de le faire, c’était pertinent.

Christophe a en effet une particularité assez importante à nos yeux. Certes, il est coordinateur de Lycéens au cinéma, c'est-à-dire qu'il organise comme partout ailleurs, la mise en place classique du dispositif Lycéens au cinéma. Mais, en plus, on va même dire en marge, il a conduit un certain nombre d’expériences originales, parmi lesquelles deux auxquelles nous nous sommes trouvés associés les uns et les autres.

La première a eu lieu il y a quelques années de cela. Lors d’un prévisionnement que nous organisions à l’attention notamment des exploitants de l’ACOR, Christophe est venu voir le film de Wang Bing A l'Ouest des rails. Le film dure neuf heures, c’est un documentaire, son support de diffusion est en vidéo. Le jour où il l’a vu, le film n’était pas sorti en France, son distributeur prévoyait de le faire quelques mois plus tard. D’ailleurs, il l’a vu dans l’état où il se trouvait, c’est-à-dire sous-titré en anglais…

Et en sortant, il m'a annoncé vouloir travailler sur ce film dans le cadre de Lycéens au cinéma. Cela signifiait donc se situer complètement hors-cadre : d'abord, parce que l'on se trouve face à un film qui lui-même, du point de vue de sa forme, échappe à tout ce qu’on peut connaître à ce moment-là ; les enseignants, sans parler des élèves, n’y sont pas du tout préparés ; il n'a pas vocation particulière à se retrouver dans Lycéens au cinéma, ne serait-ce que par sa durée, son support ; surtout, il n'est même pas sorti en salles. Or, Lycéens au cinéma n'intervient normalement que sur des films qui ont 2 ans de vie en salles. On pourrait donc se dire qu'il est fou, c'est d'ailleurs ce que je me suis dit... Mais la vérité, c'est que non seulement il l'a fait, mais il l'a fait avec l'accord de l'ensemble des personnes qui participent au dispositif dans les Pays-de-la-Loire, c'est-à-dire que le rectorat lui-même a donné son aval, au point d'envoyer, convaincu par Christophe, un courrier aux proviseurs pour leur expliquer qu’il fallait favoriser la participation des enseignants et de leurs élèves à cette expérience. Vu le film, ça ne pouvait concerner que quelques classes, préparées à cela. Il faut savoir jusqu’où c’est allé : à un moment donné, le film a été projeté dans un lycée de Mayenne devant 450 élèves !

Cela signifie que Christophe Caudéran sort de son rôle habituel ; en même temps il le tient. Car, en faisant cela, il continue à montrer des films. Mais ce sont des films particuliers, il sensibilise à leur existence un certain nombre d'enseignants, et d’élèves par là-même. Et cela, nous pensons que ça a un rapport avec les questions que l'on soulève aujourd'hui autour du thème de la critique. Avec la question sous-jacente : dans ce type d’expérience, sortir de ce que l'on imagine être son rôle, est-ce tant que cela sortir de son rôle ?

Quand vous-même (s'adressant aux critiques présents) allez dans les salles ou participez à des séminaires de réflexion sur la critique, cela répond sans doute pour vous à quelque chose qui est de l'ordre de sortir de votre pratique habituelle pour vous interroger autrement. De la même manière que vous dites, Emmanuel, qu'il faut savoir s'arrêter et revenir sur l'Histoire. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de voir qu'on peut le faire aussi sur des films comme A l'Ouest des rails, ces films qui précisément, s'il n'y a pas de déploiement en amont, sur le moment et même après, autour d'eux, n'auront pas d'écho dans la tête des spectateurs.

Je précise et je laisse la parole à Christophe que le deuxième film sur lequel il est intervenu depuis avec nous ainsi qu’avec Thierry Lounas, est Honor de Cavalleria ; Lycéens au cinéma des Pays-de-la-Loire a travaillé et travaille encore sur ce film sorti en mars dernier.
Christophe, je te laisse peut-être réagir...

Christophe Caudéran (en riant) : Tu as tout dit...

Catherine Bailhache : Parles-en avec ta propre sensibilité, ce sera mieux encore !

Christophe Caudéran : Je pense que ce qui nous rapproche les uns les autres de toute façon, c’est l'envie de montrer, soutenir des films, et aussi de s'intéresser au public. En tous cas pour moi, c'est ma mission, je travaille avec... enfin pas directement, puisque je travaille vers les enseignants. Mais le dispositif concerne 12 500 élèves, dans les Pays-de-la-Loire. Ce qui m'intéresse profondémment, au-delà du dispositif de base, c'est de mener des expériences et de permettre à certains élèves de découvrir des œuvres. Je pense que c'est une posture assez difficile à avoir aujourd'hui car tout est formaté, le cinéma se consomme dans la plupart des cas. Peut-être que moi, je peux permettre à quelques élèves d'être confrontés à une œuvre, de vivre une véritable expérience. C'est cela qui me motive. Ca se fait avec des œuvres qui m'ont touché moi-même, m'ont bouleversé. Ce qui me gouverne alors, c'est l'envie, bien que sortant de mon strict rôle, comme l’a souligné Catherine, de créer des situations de rencontres. Je pense que ces petites graines ont une valeur et qu'un jour peut-être elles germeront... Voilà, je ne sais que dire de plus, tu as dit beaucoup déjà sur ce que je fais...

Catherine Bailhache : Et ton rapport à la critique ?

Christophe Caudéran : Je partage certains des points de vue d'Albert. Dans ma propre pratique, je ne vais pas à la critique avant d'avoir vu les films. Je préfère venir vers la critique après, comme un moyen de nourrir ma propre pensée, ma propre perception, ou émotion. J'aurais tendance à préserver mes émotions d'une critique que j'aurais lue avant, qui pourrait m'influencer.

Jusqu'où accompagner les films ?

Catherine Bailhache : Thierry Lounas ?

Thierry Lounas : J'ai l'impression que plus on avance, plus le problème devient complexe...

Catherine Bailhache : Simplifie-le alors...

Thierry Lounas : Oui, il faudrait le simplifier.

Moi, c'est vrai que j'ai commencé comme critique aux Cahiers du Cinéma. Parce qu'un certain nombre de films n'étaient pas distribués en salle, je me suis improvisé distributeur. Cela me semblait être dans la continuité de mon travail, d'aimer un film, d'en parler et peut-être de faire en sorte qu'il soit montré. S'il s'agit juste de créer une petite société qui permette de faire en sorte qu'il existe en salle, il fallait le faire. Aujourd'hui, je suis aussi producteur et je suis également éditeur... et demain, je me demande s'il ne va pas falloir que j'achète les places de cinéma. Donc, à un moment, on arrive à la limite de l'exercice...

Je suis du côté d'Albert, dans son fantasme de pureté, un fanstasme qui date des années cinquante, où l'on fait des films pour une public populaire, anonyme, qui vient en salle, pense ce qu'il veut ; où le critique écrit un texte pour être lu en soi, ou pas seulement – c'est un débat.
Mais je suis aussi pragmatique et je trouve qu'aujourd'hui le critique est dans la situtation de presque fabriquer le public. Alors qu'hier il était dans une situation où il discutait avec lui, il était une sorte de plus...

Moi je vois aujourd'hui qu'un certain nombre de films, pas seulement le documentaire comme avant, mais tous les films fragiles, s'ils ne sont pas accompagnés en salle, font 2 entrées. S'il y a une séance-rencontre, il fait 30, 40 entrées, ça peut monter jusqu'à 100, ça dépend des villes. Si on ne fait pas ce travail d'accompagnement autour du film, il n'y a pas le public. On est donc aujourd'hui en situation d’inventer le public, par tous les moyens possibles. Mais si le public manque, je me demande si à un moment donné, il ne va pas falloir purement et simplement s'en passer.

Catherine Bailhache : Ah oui, tu vas jusque-là toi... se passer du public ?!!

Thierry Lounas : Non, mais...

Pour moi, la question et le problème... la schizophrénie, elle est propre au critique. La vraie question, elle est intérieure, c'est-à-dire jusqu'où peut-on accompagner les films si jamais à un moment il n'y a pas de spectateurs en face ?

Alors je fais un peu de provocation... La preuve, on a sorti le film d’Albert, avec Albert lui-même très présent, et travaillé avec Christophe sur Honor de Cavalleria, etc. Voilà finalement un film qui aujourd'hui en est déjà à 7 500 entrées, ce qui est plutôt très bien pour un film très fragile comme celui-ci. Mais c'est quand même au prix d'énormément de travail.

C'est du travail avec des lycéens, avec un ou des publics – car il y a plusieurs publics aujourd'hui : le public lycéen, le public associatif... on est obligé de recomposer un public, si possible plus anonyme, en développant des partenariats avec des personnes très différentes, parce qu'il y a tellement de films aujourd'hui qu'à un moment il faut d’une manière ou d’une autre devenir prescripteur, il faut créer l'événement. Est-ce que c'est le rôle de la critique de créer l'événement autour d'un film, de l'accompagner, de le vendre ? Moi, je ne sais pas... ça met le critique dans une situation compliquée, le distributeur et le cinéaste aussi. Et finalement, c'est toi, Christophe qui est le plus à l'aise avec tout ça parce que, de fait, dans ton dispositif pour les lycéens, il est déjà inscrit qu'aujourd'hui il faut former les gens, et ce dès le début, il faut qu'ils continuent à avoir le goût et une certaine curiosité.

Voilà, je n'ai posé que des questions… mais le travail critique me semble problématique à la fois dans ses missions, dans sa forme, comme on l'avait posé à Angers. A partir de quand faut-il commencer à accompagner un film, pour dire « Ce film existe, vous devriez le voir » ? Car, aujourd'hui, le travail critique doit remplacer le bouche-à-oreille, c'est-à-dire que les films tournant très vite en salle, il faut préparer très très tôt une sorte de « bouche-à-oreille critique » sur le film pour permettre aux spectateurs de le voir dans les trois séances qui sont disponibles...

Catherine Bailhache : Attends, même pas ! Excuse-moi je t'interromps, je vais même encore plus loin que ce que tu dis : c'est pour permettre aux exploitants de les voir. La première problématique, tout à fait cruciale aujourd'hui, c'est d'amener des exploitants de salle à voir ces films, à bâtir pour eux déjà, l'envie de les voir, la conviction qu'il y a là quelque chose. Le premier public auquel on est dans l’obligation de s'adresser, c'est d'abord celui-là, simplement pour qu'il puisse ensuite prendre le risque en toute connaissance de cause de le programmer un moment donné. Et ce n’est pas facile de les lui montrer alors qu'il a déjà compris que ce sont des films qui ne vont pas lui apporter de recettes, il faut être clair : l’exploitant, de son point de vue, va dépenser de l'argent qu’il ne récupérera pas totalement, loin de là, c'est évident.

A partir de là, qu'est-ce qui va amener un exploitant de salle de cinéma devant ces films, même si sa salle est art et essai et labellisée Recherche et découverte ? Quand aujourd’hui, on sait que la notion d’art et essai elle-même est devenue très large : la plupart des films sont recommandés art et essai. Qu’est-ce qui va l'amener à programmer le film d'Albert Serra plutôt que de celui de Woody Allen, ou de le montrer en plus du Woody Allen, lequel lui permettra de gagner de l’argent ? Sachant que cet exploitant est victime, ou sujet aux pressions et aux impressions que l'on décrivait tout à l'heure, à savoir, la dilution d’une certaine presse, la vôtre, dans le grand « tout » de la communication publicitaire ?

Le lien entre critique et industrie

Thierry Lounas : Moi, ce que je voulais dire, c'est que normalement, le travail critique est lié au travail de l'industrie. C’est comme ça avec le cinéma. On est face à une industrie. La critique taille dedans des territoires, des petits champs de désirs et de fantasmes... c'est le plus donc je parlais.


Aujourd'hui, il me semble que tout est réuni pour faire un travail critique aussi fort qu'il y a cinquante ans. Il y a un nombre d'œuvres intéressantes très important depuis la révolution numérique, il y a de nouveaux outils de diffusion, internet, le DVD... Le territoire à sonder est immense, il faut couper dedans... c'est assez passionnant.

Et en même temps, on est contraint d'avoir un deuxième travail qui consiste… il y a un problème de public, on est obligé de se demander à qui on s’adresse, pour qui on le fait… On peut voir aujourd'hui qu'il y a pas mal de gens autour de la table et il y en a pas beaucoup plus dans la salle, donc ça veut dire qu'aujourd'hui il nous manque quelque chose, et je ne sais pas jusqu'à quel point, quand on est dans une politique publique, on doit être volontariste. Quand je disais que c'est l'industrie qui compte, c'est qu'à un moment quand on est dans la politique publique, il faut définir des missions, aller vers des gens, être sans cesse en train de nommer ce que l'on est en train de faire, et ça c'est un vrai problème .

Tout le monde est en train de se décaler, c'est-à-dire que les critiques doivent faire de l'accompagnement dans les salles, le cinéaste doit être aussi là. Pour son film, Albert a fait 30 ou 40 interventions en salle, c'est énorme quand on habite à l'étranger et que l'on doit venir en France pour le faire. S'il devait le faire dans tous les pays, il arrêterait de faire des films demain. Les critiques peuvent aussi se déplacer. Christophe Caudéran, qui est normalement dans un dispositif tout à fait classique est obligé quand il voit un film très singulier d'inventer de nouvelles manières de faire, tout le monde doit se retrouver pour faire quelque chose d'autre que le métier premier.

Chaînons manquants

Catherine Bailhache : Est-ce que dans la salle, quelqu'un a envie ou besoin d'intervenir ? En tous cas, n'hésitez pas...

(Quelqu'un dans la salle prend le micro)

Anne-Sophie Le Tourneur : Je m'appelle Anne-Sophie Le Tourneur et je représente une association de création audiovisuelle (image, cinéma, son). On a créé cette association il y a quatre ans, en partant du principe que le cinéma c'est un art collectif. On se demandait pourquoi dans le cinéma, il y avait toute cette industrie. On voyait bien que les réalisateurs en région, même avec une boîte de production, devaient se battre et le faisaient chacun dans leur coin. On n’est pas contre le sytème, c’est un bon système, des films se font, mais pourquoi ne se passe-t-il rien du côté de l'associatif, alors que dans tous les autres secteurs culturels, c'est là que se trouve le terreau, c'est là que se passent des choses, que se fédèrent les gens ?... Je pense que ce chaînon associatif manque. C'est peut-être la clé à nos réponses pour amener les gens à aller au cinéma, à découvrir un autre cinéma.

Eduquer à l'image, c'est essentiel dans notre monde qui est bouleversé par les images. Grace à des systèmes comme Collège au cinéma et Lycéens au cinéma, on apprend à découvrir, à décrypter ces images. Mais on n'a pas appris aux personnes plus âgées. C'est important, cela permet de s'ouvrir sur d'autres choses. La question de l'éducation à l'image est essentielle pour la société entière aujourd'hui. C'est quelques chose qu'il faut mettre en place à tous les niveaux.

Ensuite, concernant les critiques, quand vous dites, que les gens ont une défiance par rapport aux critiques, je ne sais pas. Peut-être les personnes qui réfléchissent… il y a aussi une forme de reconnaissance peut-être aussi, ne serait-ce que parce qu’ils portent un regard sur nos films.

Catherine Bailhache : C’est-à-dire que là vous parlez depuis la place de réalisatrice ? En tant que créatrice ?

Anne-Sophie Le Tourneur : Oui.

Catherine Bailhache : C'est-à-dire que vous, vous attendez, contrairement à Albert Serra qui disait autre chose tout à l'heure, qu'une critique, dans un sens, serve de passerelle entre vous, votre film, et les autres ?

Anne-Sophie Le Tourneur : Nous, enfin… je m'occupe plus de la partie administrative de l'association.

Quelqu'un comme Fabrice nous a accueilli pour la première projection du premier documentaire que l'on a réalisé ; il nous a d'abord dit qu'il fallait faire des essais techniques et puis : « On verra si le film nous plaît ». Ensuite il nous a accueillis et au final, on était 130 dans cette salle. Il y avait des réalisateurs, des gens de la création, il y avait des amoureux du cinéma, des personnes qui n'avaient rien avoir avec le cinéma. Mais il n'y avait personne pour accompagner le film.

Certes, on est dans l'associatif, mais il y a toujours le problème de savoir ce que l'on va faire de ce film après, on a envie de le montrer, de le présenter dans des lieux comme des écoles pour expliquer comment on a construit le film.

Quand je dis que j'attends le regard d'une personne sur le film, c'est que l'on sait que pour relayer l'information, c'est important. Pourquoi souhaite-t-on inscrire les films dans les festivals ? C'est parce que l'on suppose qu'il y aura plus de gens à voir notre travail, le système actuel est comme ça.

Une critique qui se défait…

Christophe Kantcheff : Catherine et Emmanuel disaient tout à l'heure que la critique de cinéma existait encore. Oui et non, et là je parle toujours de la critique dans la presse, sans jugement de valeur sur le travail critique en question. Plus qu’à une critique qui se fait, on assiste à une critique qui se défait. En dehors des quotidiens, tels le Monde, Libération, l'Humanité, la Croix…, il y a quelques magazines ou revues spécialisés, comme les Cahiers ou Positif, et quelques hebdomadaires culturels (les Inrocks, Télérama…). Mais dans les grands news, par exemple, elle a presque totalement disparue, sauf dans le Nouvel Obs, où toutefois elle se réduit aussi. En fait, un accueil critique digne de ce nom ne peut plus être assuré désormais que par une poignée de journalistes.

Je prends un exemple. J’ai fait connaissance à Cannes d’une jeune journaliste qui travaille pour Muze, journal mensuel pour les jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans, c'est très ciblé. Elle tenait notamment un blog quotidien pour ce magazine. Cette jeune journaliste, qui a fait Sciences-po comme formation, rêvait de faire du journalisme culturel. Elle a eu beaucoup de chance, reconnaît-elle elle-même, de trouver rapidement un poste de ce type dans un journal. Je lui ai évidemment demandé si elle pouvait faire de la critique. Elle m’a répondu : « Je peux tout faire sauf ça. ». Sa hiérarchie n'en veut pas.

Le Monde a récemment diminué la place consacrée au cinéma. C'est très compliqué pour le service cinéma puisque ce journal, dit « de référence », s’est longtemps efforcé d’atteindre à l'exhaustivité. Aujourd’hui ce n'est plus du tout possible, d’autant que le nombre de films qui sortent en salles chaque semaine s’est accru.

Cela dit je voudrais faire ce constat troublant, cette fois sur la qualité du travail critique. Je constate en effet que la critique littéraire est plus pauvre que la critique de cinéma du point de vue des outils et de la méthodologie. La critique littéraire est envahie par les résumés d’intrigue et les impressions désinvoltes de lecture. Ce serait intéressant de se demander pourquoi.

Anticiper sur l'actualité

Catherine Bailhache : Pour ma part, je vais revenir sur ce qui constitue une sorte de cheval de bataille à mes yeux. Je vais prendre l’exemple des Cahiers, parce que c’est une revue de cinéma, qu’on l’achète pour le cinéma et que c’est d’autant plus flagrant dans ce cas.


Je suis assez frappée par le fait que la plupart de gens, y compris moi-même en partie, lisent les Cahiers après avoir vu les films.

(S’adressant à Emmanuel Burdeau)

Je ne sais pas si vous avez fait des enquêtes là-dessus, mais la réponse que j’obtiens à cette question lorsque j’interroge les gens sur leur pratique de lecteur, est unanime : « Je vois d’abord le film, puis je lis la critique ». D’autre part, je pense que, de leur part, il s’agit plus d’une affirmation que d’une réalité. Je le constate dès que j’interroge plus avant : c’est l’idée qu’ils s’en font, qu’on s’en fait. C’est-à-dire qu’on achète la revue, on l’ouvre, et je pense que ce qui se passe en fait, c’est qu’on va effectivement droit aux films qu’on a déjà vus, qu’on se promet pour le reste de lire plus tard les critiques d’autres films lorsqu’on les aura vus. Et, en fait, la revue une fois refermée une première fois, est rarement rouverte, voire jamais… Autrement dit, ce qui me préoccupe, c’est que la critique intervienne uniquement une fois le film vu, et encore, pas tant que ça…

Certes un texte critique peut se suffire à lui-même. Ou encore il peut être « utile » pour revenir sur le film vu.

Mais je suis pour ma part convaincue qu’un beau texte critique, a priori, peut provoquer l’envie de voir l’objet qui l’a généré. Je ne prétends pas du tout que ce soit la seule vocation de la critique. Cependant, comme mon métier, c’est, jour après jour, de trouver sans cesse les moyens de placer des exploitants, puis dans un deuxième temps d’autres partenaires, et à terme le public lui-même, devant des films qui sans cela ne trouveraient jamais leurs spectateurs, pour moi, c’est important d’imaginer que la critique puisse se penser, se concevoir, se réaliser dans un temps qui serait placé largement en amont de la sortie du film, de façon à créer du désir, tout simplement.

J’ai sous les yeux, dans l’ordinateur, la liste des films sortis l’année dernière. Les films qui objectivement, se verraient concernés par une telle démarche ne sont pas nombreux. Citons-les : récemment, Ça brûle de Claire Simon, Pour un seul de mes deux yeux de Moghrabi, Honor de Cavalleria de Serra, En avant jeunesse de Costa. Chaque année, il s’agit d’une poignée de films. Ce sont ces films qui, pour reprendre votre expression Emmanuel, sont fort esthétiquement et faibles au regard du marché et pour lesquels nous recherchons d’autres moyens que les « tambours battants » des media habituels, plateaux de Canal + et j’en passe – dont ils ne disposent pas, dont ils ne disposeront pas de toute façon.

Cette question, chaque fois que je vous en parle à vous Emmanuel, elle est… Vous… vous bottez en touche ! (rire d’Emmanuel Burdeau), on va le dire ça comme ça. Quant à toi, Christophe, c’est encore plus compliqué parce que tu travailles dans un hebdomadaire. Mais il m’est arrivé plusieurs fois de te présenter des films longtemps avant qu’ils ne sortent en salles, et tu les voyais tout de suite. J’appréciais au moins ça : la réactivité dont tu as toujours fait preuve pour ces films-là, ce qui fait qu’au moins je vois qu’ils existent dans ton esprit, à coup sûr, ce qui n’est pas rien. Ensuite, tu fais ce que tu dois en faire : le film d’Eugène Green ne t’intéressera pas, celui de Serra, oui. Cela-dit, tu n’écris toi aussi qu’au moment de la sortie des films…

dimanche 19 août 2007

Questions d'héritage

Emmanuel Burdeau : Tout à l’heure, on a commencé par dresser un tableau un peu apocalyptique. C’est l’effet post-Cannes.

Il y a plusieurs choses. D’une part, il y a la réduction de l’espace critique en général : littérature, cinéma, tous arts confondus. Phénomène social, politique… Phénomène général d’époque. Tout à l’heure, nous avons été très négatifs ; disons plutôt qu’il y a aujourd’hui un embarras de la critique de cinéma.

Pourquoi les Cahiers ne parlent-ils pas davantage des films bien avant leur sortie en salles, pour créer du désir ? Ils le pourraient, puisque nous découvrons les films dans les festivals, avec une certaine avance. Même un premier film comme Honor de Cavalleria sort en France un an après avoir été vu. Pourquoi ne pas écrire à l’avance ? Vous avez cité Wang Bing. Pendant longtemps, nous avons cru qu’A l’ouest des rails ne sortirait jamais. Nous en avons donc parlé, en se disant : « Si on n’en parle pas maintenant, on n’en parlera jamais. » C’est le bon exemple, ou le bon contre-exemple, parce que le film a fini par sortir, qu’il est bien sorti et qu’il a été vu.


Catherine Bailhache : Attendez ! Il est bien sorti entre autres parce que vous avez choisi d’en parler. Vous savez que c’est vrai.

Emmanuel Burdeau : Oui… … La raison pour laquelle nous continuons à considérer que notre actualité, ou plutôt notre espace, est constitué des films qui sortent pendant un mois – les Cahiers étant mensuels –, cette raison est liée à la crainte de perdre des lecteurs. Elle est liée aussi à une certaine idée de la critique héritée, encore une fois, des années 50. C’est l’invention du discours critique en tant que tel par les Cahiers dits Cahiers jaunes, d’abord par André Bazin, ensuite par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, ceux qu’on a appelés les Jeunes Turcs. Ils nous ont légué une idée générale du cinéma, c’est-à-dire entre autres l’idée que tout le cinéma nous concerne.

Christophe Caudéran citait le problème du « J'aime » / « J'aime pas ». Il se trouve que je suis membre du Masque et la Plume. Parfois, avant le début de l’émission, Jérôme Garcin glisse : « Emmanuel, il faut que tu sois plus ferme, que tu dises vraiment que tu n’aimes pas un film, ou que tu l’aimes ». Alors qu’au fond, je voudrais commencer chaque intervention en disant : « Ecoutez, moi, du cinéma, je prends tout. Parce que c’est le cinéma en général qui m’intéresse. Ensuite, si vous me demandez si je recommande ce film plutôt que tel autre, c’est autre chose, on peut en parler ». Mais la discussion telle qu’elle s’organise au Masque et la Plume et dans la critique en général, ressemble de plus à plus à un tracé de frontières : « Ça, c’est pour moi ; ça, ce n’est pas pour moi ; ça, c’est pour moi ; ça, ce n’est pas pour moi. »

C’est notre héritage : il y a des cinéastes qu’on préfère, mais… Les Cahiers ont commencé par préférer Hitchcock, Hawks, Renoir, Rossellini, les deux H et les deux R. Mais ces cinéastes éclairaient l’ensemble du cinéma. François Truffaut, Jean-Luc Godard, c’est bien connu, aimaient Rossellini et Renoir. Mais Truffaut voyait cinq films par jour, et parmi eux tout un paquet de mauvais films qu’il identifiait lui-même comme le tout-venant du cinéma. Les hiérarchies qu’il établissait étaient inséparables du fait que, par ailleurs, il ne faisait pas de hiérarchie. Si on ne comprend pas ça, on s’imagine que les Cahiers sont une revue élitiste, ce qu’ils n’ont jamais été. Certes, les rédacteurs choisissent des cinéastes, mais avec l’idée qu’un grand cinéaste profite à tout le cinéma. Ou – c’est Pascale Ferran qui le rappelait récemment –, pour le dire avec les mots de Godard : « C’est vrai qu’en ce moment, mes films ils ne sont pas très bons, mais si Claude Zidi faisaient de meilleurs films, les miens seraient meilleurs ». C’est la même chose. Bons et mauvais films, tout tient ensemble.

A l’époque, cela n’était pas formulé aussi nettement. Peut-être même est-ce un erreur de lecture rétrospective. Cependant, disons-le ainsi : c’est l’idée maîtresse des Cahiers. La revue est d’ailleurs partie du tout-venant, elle a commencé par dire : « Mais non Hitchcock n’est pas simplement un grand technicien, c’est un grand artiste. » Un grand artiste qui remplit les fameuses trois mille places du Gaumont-Palace. A l’époque, on ne souhaitait pas qu’Hitchcock aille au musée. Les Cahiers ont simplement dit : « Le Hitchcock qu’on aime, nous, petite revue qui se vend à trois mille exemplaires, c’est le Hitchcock de tout le monde. » Voilà.

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante. Est-ce qu’écrire sur le cinéma aujourd’hui est toujours vouloir écrire sur tout le cinéma ? A travers Honor de Cavalleria, est-ce que j’aime et défends encore la totalité du cinéma ? Ou bien, est-on passé dans un autre moment historique, explicable par l’avènement de la télévision, internet, etc. ? De deux choses l’une. Soit on ne défend que quelques objets dans le cinéma dont on considère qu’ils méritent notre attention, auquel cas on se retrouve – même si la comparaison est hasardeuse – dans une situation pas tellement éloignée de celle de la littérature. Christophe Kantcheff le disait tout à l’heure : les journalistes du Monde, dans les pages cinéma, s’obligent à une exhaustivité. L’exhaustivité n’est même pas une question pour les critiques littéraires. D’une part ils ne parlent pas de tous les livres ; d’autre part, lorsqu’ils choisissent un livre, ce n’est absolument pas avec l’idée de la totalité du champ dans lequel ce livre apparaît.

Donc, soit on ne fait que distinguer des objets et puis, éventuellement, quand parfois un film fait un peu trop parler de lui et qu’on le trouve mauvais, on dit : « Celui-là, il n’est pas à nous ». On prélève des objets sur une totalité dont on n’a même plus idée parce qu’elle nous dégoûte ou parce que de toute façon, dans le cas de la littérature, elle est inapprochable en tant que telle. On prend des films, le reste on n’en parle pas, ou l’écarte. Faisant cela – il est important de le savoir – on a déjà rompu avec le lieu d’où on vient. En gros on dit : « Les films qu’on aime, ça c’est du cinéma. Le reste, ce n’est pas du cinéma. » C’est l’antithèse totale du geste originaire des Cahiers, de Bazin qui disait : « Le cinéma c’est tout. » Le moindre bout de pellicule est du cinéma. Il n’y a pas à dire : « Ça c’est du cinéma, ça ce n’en est pas. » La seule définition, c’est l’enregistrement mécanique par une caméra.

Or, aujourd’hui, de plus en plus, non seulement dans la critique, mais aussi du côté des exploitants, il faut dire ce qui est et n’est pas du cinéma, c’est devenu une question, voire la question. Pendant un certain nombre d’années, l’ennemi ou disons l’autre était plutôt du côté de la télévision et des médias. Aujourd’hui l’autre est devenu l’art. Comme s’il fallait dire : ça, ce n’est pas une installation, ce n’est pas un film d’artiste, c’est un film-film et c’est du cinéma. C’est vrai aussi du côté des spectateurs, il arrive que dans une salle un spectateur lève la main pour dire : « J’ai vu un film hier, je l’ai aimé, est-ce que pour vous, Monsieur, c’est du cinéma ? »

Reprenons. Nous avons hérité d’un modèle fondé sur l’idée que le cinéma était une sorte de divertissement majoritaire. Certes il y a des préférences, des hiérarchies, mais cette idée tenait, l’idée d’un divertissement majoritaire. Pour parler comme Bazin : on tenait à l’impureté fondamentale du cinéma, à la fois dans son rapport avec les autres arts, et comme pratique. On tenait aussi au malentendu. On acceptait très bien que des spectateurs aillent voir le nouveau film d’Hitchcock sans se dire que ce pouvait être autre chose qu’un divertissement du samedi soir. Peu importe, ils y allaient. Si dans la salle du Gaumont-Palace, il y avait Jean-Luc Godard au premier rang, et quelqu’un qui n’était pas cinéphile trois rangs derrière, ça n’était pas un problème. De même, aux Cahiers, les mêmes rédacteurs écrivaient des articles de quatre pages et des notules de huit lignes sur un film obscur, soit d’Europe de l’Est, soit obscur américain : c’est la même chose, pensaient-ils, d’aimer les Straub et un péplum italien un peu crasseux.

Aujourd’hui, cette idée est-elle toujours tenable ? Cette question fait l’embarras évoqué tout à l’heure. Faut-il défendre un film par un geste qui consiste à le tirer (l’extraire du tout-venant) ou à le pousser (le rendre à la totalité du cinéma) ? Comment offrir à tout le monde, potentiellement, un film qu’on a d’abord extrait des sorties de la semaine, du grand bain audiovisuel, de la télévision, des médias, d’internet, de l’art contemporain ? Voilà une articulation possible entre une question de désignation pratique des objets et une question plus spécifiquement critique. Discours généreux ou discours retenu ? On est tous un peu coincés.

Albert Serra : Quelle est votre réponse ?

Emmanuel Burdeau : Pas de réponse !



Où en est la recherche ?

Catherine Bailhache : Juste une chose. Emmanuel, quand je vous pose la question depuis déjà un moment…

Emmanuel Burdeau : … à laquelle je n’ai pas vraiment répondu.

Catherine Bailhache : Oui, je vois bien que vous ne me répondez pas. Mais ça m’est égal, on sortira les pieds devant de cette affaire, ce n’est pas grave.

Je voulais simplement vous dire que là, vous m’apprenez quelque chose. Je ne pensais pas que ma question s’inscrivait obligatoirement à vos yeux dans la réflexion telle que vous la posez ici. Même si j’ai déjà compris depuis quelque temps, par d’autres biais, que vous meniez une telle réflexion.

OK.

L’héritage des Cahiers, tel que vous l’avez décrit me paraît non seulement un héritage intéressant – donc si demain il s’agissait de l’abandonner, ce serait à prendre avec grande précaution –, mais de surcroît me paraît être un héritage que, dans un sens, je connais à un autre niveau. J’adresse cette remarque ici, notamment, aux quelques exploitants qui sont dans la salle.

Nous sommes les mêmes qui depuis déjà une trentaine d’années pour les plus anciens d’entre nous, sommes aussi là-dessus, sur ce type d’héritage ! C’est-à-dire que nous aussi, dans l’art et essai ou la recherche, avons affirmé de façon délibérée à une époque, au moment ou les UGC et autres Gaumont, ont commencé à créer les complexes, dans les années 70-80 – bien avant qu’on ne parle de multiplexes –, ce type de raisonnement sur le cinéma en général.

Les salles d’art et essai étaient quasiment toutes à l’époque des mono-écrans et, au moment précis de la naissance des complexes, offraient des programmations très spécifiques, ciblées, pointues diraient certains, issues du ciné-club, avec des films dont beaucoup par ailleurs se trouvaient devenir populaires. Le choix qui a alors été pris par la plupart d’entre nous, celui donc qui l’a emporté dans beaucoup de cas il y a trente ans, a été de dire : « Non, on ne veut pas continuer comme ça… on va profiter de l’opportunité qui s’offre ici pour, nous aussi, à notre tour, se doter chaque fois que cela sera possible de plusieurs écrans ; ainsi nous sortirons du principe de ghetto (mot très galvaudé à l’époque), ça permettra d’englober le cinéma que nous défendons dans le cinéma en général.

On pourrait croire que les même raisons qui avaient motivé les grands circuits à concevoir la notion de complexes cinématographiques avaient poussé ces salles d’art et d’essai et de recherche à s’y mettre. Pas du tout : dans le premier cas de figure, il s’agissait ouvertement uniquement de raisons industrielles, dans le deuxième, les raisons en étaient celles-là, englober les films que nous soutenions plus particulièrement dans le tout cinéma. Avec des bagarres en interne sur les limites acceptables de cette démarche : aujourd’hui ces bagarres on toujours lieu, elles se traduisent par le fait de s’interroger sur le bien-fondé de l’inscription de Spiderman III en VO dans le cadre d’une programmation recherche par exemple, avec quelquefois des limites ou des frontières qu’on pourrait qualifier d’un peu trop élastiques, peut-être. En tout cas, l’idée c’était de dire : « Le cinéma ne se pense pas, ne s’aborde pas, ne se conçoit pas, ne se transmet pas qu’à partir de certains films » – hors de question de se situer du côté du « On prend ceux-là et on ne prend pas le reste ».

Nous avons cela en commun avec la critique dans un sens. Et d’ailleurs, la question sur l’héritage, telle que vous la posez, c’est-à-dire continuer d’être là-dedans, ou au contraire renoncer à cela pour aller risquer quelque chose de sans doute moins généreux et possiblement beaucoup plus dangereux, cela, c’est une interrogation qui nous est très familière parce que nous avons le même problème.

Reste la vraie question quand même, c’est qu’on meurt étouffé sous cet héritage à force d’être dans tout. Que tout soit dans tout. De voir la démarche qu’on mène confondue avec celle du mauvais tout-venant, c’est-à-dire de ces gens qui font de la pub et qui eux visent le tout pour d’autres raisons. Et où tout se ressemble au point que plus rien ne se voit.

Mais j'ai le sentiment de très bien comprendre votre préoccupation.

Quand je vous demande d’envisager de parler, en amont, six mois avant leur sortie en salles de certains films, comme vous l’avez fait par hasard, dites-vous, pour le Wang Bing, juste parce que vous ne pensiez pas qu’il allait sortir et que du coup vous n’avez pas pu ne pas en parler tellement vous teniez à ce film, c’est parce que c’est cela aussi qui a déclenché l’envie de voir ce film chez un certain nombre de lecteurs. Dont un certain nombre de gens comme nous qui sommes non seulement lecteurs mais aussi à notre tour enclencheurs. Autrement dit, c’est cela qui a permis que le film soit montré, ou en tout cas qui y a fortement contribué.

Encore une fois, je vous parle de quelques films par an, que vous ne tirez pas du lot, puisqu’ils sont déjà extraits d’emblée par le marché qui n’en veut pas. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il s’agit de remettre en cause un système. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il ne faut plus de notules d’actualités et qu’il ne faudrait plus faire que de la critique en amont qui extrairaient certains films du lot et point barre !

Thierry Lounas : De fait, Catherine, j’ai le sentiment que ce que tu préconises se fait. A travers les compte-rendus de festivals…

Catherine Bailhache : Non, je ne suis pas d’accord.

Thierry Lounas : … A travers les compte-rendus de festivals… Prenons le film d’Albert, on en a parlé. Les Cahiers en ont parlé au moment de Cannes. Il y a eu plusieurs pages à cette occasion-là, ce qui a permis aussi de préparer la sortie. Pour les films importants, il y a toujours plusieurs coups dans une revue telle que les Cahiers. Donc les cinq films dont tu parles existent de plusieurs manières et à plusieurs périodes souvent dans les Cahiers. Et c’est peut-être suffisant.

Après, moi je comprends qu’Emmanuel ne souhaite pas trancher la question du divertissement majoritaire et d’une culture minoritaire. Je ne sais pas si c’est aux critiques de trancher cela…

vendredi 10 août 2007

Le cinéma populaire

Emmanuel Burdeau : Dire qu’on ne tranche pas, c’est déjà dire quelque chose… Ce n’est pas rien. Certains d’entre nous reviennent de Cannes. Certains films qui y ont été montrés étaient réalisés par des cinéastes qui croient encore à la possibilité de faire des films qui servent à tout le monde. C’est le cas de Boulevard de la mort de Quention Tarantino. Est-ce le cas de Belà Tarr avec l’Homme de Londres, de Gus Van Sant avec Paranoid Park ? Pas sûr.

Thierry Lounas : Quant à nous, nous ne tranchons pas la question. Malgré tout, certains s’en chargent. En ce moment, il y a un débat assez compliqué sur le cinéma populaire. Beaucoup aujourd’hui défendent le cinéma comme un art populaire et souhaitent que les crédits, que l’attention se portent uniquement sur les films art et essai porteurs qui incarnent à leurs yeux le cinéma d’auteur populaire. Aujourd’hui, les « petits » films n’ont plus le droit d’exister au nom de cette idée que le cinéma doit rester un divertissement populaire, y compris dans sa frange la plus auteuriste. C’est ce qui est arrivé au film d’Albert Serra, ainsi qu’à d’autres films. Qui va les défendre pour qu’ils aient le droit d’exister au même titre que les autres ?

En même temps, moi je ne défendrais pas non plus une culture minoritaire absolue qui consisterait à dire que les films devraient être coupés de leur public, ou à affirmer que c’est dans l’auteurisme pur et dans les petits films que résiderait ce qui se fait de mieux !

C’est très problématique. On doit souhaiter qu’un cinéaste ne tranche pas le débat pour lui-même, qu’il cherche à faire son film pour le plus grand nombre. Straub disait toujours qu’il faisait ses films pour les ouvriers et les paysans. Et on connait des grands films populaires qui n’étaient jamais vus que par cinq mille ou par dix mille personnes. Moi je pense qu’on peut faire un grand film populaire vu par cinq mille personnes. Mais aujourd’hui, il y a des gens qui considèrent finalement que le nombre d’entrées, c’est ce qui définit ou pas un film populaire. Et ça c’est un vrai problème ! Il faudrait définir ce que c’est que le populaire aujourd’hui. Je pense qu’une idéologie un peu poujadiste se développe autour de cette idée-là, parce que le cinéma est en crise industrielle – il y a énormément de films, etc.

Il ne faut pas trancher. Mais, d’une certaine manière, comme citoyen et non plus comme critique, j’ai envie de dire : « Attendez ! si vous tranchez de ce côté-là, nous on va trancher de l’autre ! » Parce qu’à un moment, il va bien falloir que quelqu’un prenne position aussi pour un certain nombre de films, que ce soit ceux de Sokourov, Costa, Suha, Serra, etc.

Aujourd’hui, certains films se réalisent avec de petits moyens qui proportionnellement ne perdent pas tant d’argent (le film d’Albert Serra perd beaucoup moins d’argent que certains blockbusters qui en perdent beaucoup). Aujourd’hui, le problème qui est posé n’est plus celui de la rentabilité ou de l’intérêt artistique d’un film, le problème est devenu de savoir s’il est petit ou gros !!! Et ça c’est une valeur industrielle. Il y a une haine du petit budget. On préfère perdre beaucoup d’argent sur un gros budget qu’en gagner sur un petit budget. Ça, c’est une grande question actuelle. Ça va au-delà du cinéma, évidemment.


Dans l’assemblée : Bonjour. Je m’appelle Evelyne Wicky. Je m’occupe d’une salle de cinéma située dans le Finistère, le Dauphin à Plougonvelin, bourg de 3 000 habitants, dans lequel on a présenté Honor de Cavalleria le mois dernier.

Je voudrais faire d’abord une remarque concernant votre discussion, Catherine Bailhache et Emmanuel Burdeau. La salle dont je parle, on y rencontre le même problème, mais à l’inverse, ce qui me plaît d’ailleurs énormément. C’est-à-dire que les gens qui viennent voir Honor de Cavalleria font partie de ce qu’on appelle le tout-venant. La veille, ils peuvent avoir vu Spiderman III. Pour ma part (je vous fais part de mon expérience personnelle), je n’hésite pas à m’adresser aux spectateurs, par exemple dans les programmes envoyés aux adhérents je signe des éditos, c’est-à-dire que je dis : « C’est moi qui vous demande de venir. » Ça va jusque là et c’est cette relation-là qui m’intéresse.

Lors de mes recherches d’emploi, il est arrivé qu’on me propose d’être programmatrice dans certains cinémas en me disant : « C’est un cinéma de recherche, tout ça » (vous voyez ce que je veux dire)… Bon, bien sûr, j’y allais, mais en me disant « Ca ne m’intéresse pas. » Ça ne m’intéresse pas, parce que du coup, je sais que je vais me retrouver avec les… enfin, ils savent que ce film-là il est bon, et que celui-là, ce n’est pas la peine, Spiderman III justement, il faut absolument le passer en VO parce que sinon… etc. Bon. Cette remarque parce qu’on est… l’inverse. Ça m’intéresse. C’est l’autre côté de la crêpe mais c’est toujours la même crêpe.

Maintenant, par rapport à ce que dit Catherine Bailhache. Faire avancer, en amont, quelques films. Je reprends un exemple. L’ACOR envoie (rires) des papiers à ses adhérents régulièrement. Depuis le mois de janvier , dans la marge, il y avait toujours des photos de Honor de Cavalleria. Moi je me dis « Tiens ! » (et puis je connais un petit peu Catherine). Au bout de la troisième fois, je me dis : « Ah ! c’est bizarre, ça. Elle les remet tout le temps. » Mais photos, photos, pas grand baratin. Photos. Ça a fait que lorsque je suis allée dans un festival où il était montré, j’ai sauté sur le film, je suis allée le voir et puis bon, j’ai compris. Donc, c’était vraiment en amont, ça se passe depuis janvier pour une sortie en salles le 15 mars.

Je suis totalement dans l’idée qu’il n’y a pas de séparation à faire entre les films. C’est grave de faire une séparation. Mais, Emmanuel Burdeau, vous avez bien dit : « Un film est à considérer par rapport aux autres films ». Et, pour prendre Honor de Cavalleria, ce qui m’intéresse, quand j’en parle aux gens que ce soit avant de le montrer ou ensuite… c’est qu’en présentant ce film, je veux parler de tout un tas de films. Et pas forcément du film de Costa. De tout un tas de films qui sont dans celui d’Albert Serra. Voilà. C’est vous qui parlez de cette idée, et je me demande pourquoi au nom de cela ne pouvez-vous pas en choisir quelques uns – pas forcément sur les critères du « J’aime » / « J’aime pas ».–, en vous disant : « Celui-ci, il va parler d’autres films ; donc on peut l’amener en amont. »

Parler des films qui sortent sur les écrans implique implicitement une liberté de discours

Albert Serra : Pour revenir sur les propos d’Emmanuel. Moi, je suis content que les Cahiers parlent seulement des films qui sortent en salles. J’y suis favorable. C’est une manière pragmatique de garder cette autonomie qu’on évoquait. Les Cahiers sont là pour parler de cinéma, pas pour donner envie aux gens d’aller voir des films. Suivre cette tradition héritée des années 50 de parler des films qui sortent sur les écrans implique implicitement une liberté de discours. Sinon, c’est sans fin. Tu te retrouves à parler de tout, de petits films, de petits courts métrages, d’histoires ridicules, parce que tu crois qu’il y a là quelque chose d’important, des indices, qui indiqueraient que les films méritent de sortir. Non. Peu importe que les films qui sortent soient bons ou mauvais. Ce qui compte c’est le tout cinéma dont parlait Emmanuel : ce sont les films qui sortent.

Peut-être que la réponse à la question, c’est… peut-être qu’on peut relever, comme tu le dis, Emmanuel, dans la préface que tu as rédigée pour la réédition du livre Les films de ma vie de François Truffaut que le tout cinéma jusque dans les années 80/90 était très fortement lié à la vie. Il ne s’agissait pas de dire d’un film qu’il était populaire, ce qui comptait c’était le fait qu’il soit proche de la vie. Aujourd’hui, on a perdu quelque chose de cela, la raison peut-être serait celle-là : on a la sensation que les films récents ne sont pas proches de la vie, que ce n’est pas du cinéma.

Peut-être que ce qui a changé, c'est le peuple

Albert Serra : Quant à la vision qu’exposait Thierry, entendue de nombreuses fois, c’est une vision très romantique avec laquelle je ne suis pas d’accord. Dire qu’un film qui concerne 4.000 spectateurs est peut-être plus populaire qu’un film qui en concernerait deux millions ! Peut-être que ce qui a changé, c’est le peuple (il rit). Tout simplement. Le peuple romantique qu’a Straub dans la tête quand il dit qu’il a fait un film populaire, c’est le peuple qu’on peut voir dans 1 900 de Bertolucci, non ? (il rit). Peut-être qu’aujourd’hui, les gens du peuple sont des félons, que le populaire aujourd’hui n’a pas ce charme qu’il avait il y a cinquante ans. Je ne sais pas si on peut encore désigner comme populaire un film qui fait 4.000 spectateurs… et de dire qu’un film qui fait deux millions, c’est pas populaire.

Thierry Lounas : Juste pour rectifier. Je dis qu’un film qui fait 10.000 entrées n’est pas moins populaire qu’un film qui fait 100.000 entrées, puisqu’aujourd’hui c’est sur ces critères, sur des bases comme celles-là, qu’on tranche. Un film qui fait deux millions d’entrées, c’est une autre donnée…

Albert Serra : D’accord.

Thierry Lounas : … Mais le peuple du cinéma qui fait 100.000 entrées, ce n’est pas le peuple français non plus, par exemple.

Albert Serra : D’accord. Compris.

Inscrire les films "fragiles au regard du marché" dans une programmation généraliste, le pari est-il toujours tenu ?

Catherine Bailhache : Dans les villes moyennes, et à plus forte raison dans les grandes, le calcul ou le choix – plutôt qu’un calcul d’ailleurs –, qui a été pris dans les années 70/80 par les acteurs de l’art et essai et de la recherche de quitter les salles de quartier à écran unique pour tenter à leur tour, sur le modèle technique et d’économie d’échelle des complexes, de programmer sur plusieurs écrans, c’est-à-dire d’inscrire les films fragiles dans une programmation plus généraliste, ce pari aujourd’hui ne fonctionne plus vraiment. Ce pari était en tout cas bel et bien pris au nom du fait que les mêmes spectateurs iraient d’autant mieux voir les films fragiles qu’ils les trouveraient au milieu du tout cinéma.

Il s’agissait de se rapprocher du principe adopté par les grands circuits, Gaumont, Pathé, Parafrance, UGC. Ça s’est fait très vite. Les grands circuits ont investi dans les complexes dans les années 75 à 79. Et dès les années 80 à 85, les exploitants d’art et d’essai et de recherche l’ont fait à leur tour : c’est les 400 Coups à Angers, le Quatorza à Nantes, le Ciné-poche au Mans, le Café des images à Hérouville, le Lux à Caen, les « Studio » à Tours, dans l’Ouest, mais aussi partout ailleurs, les CNP à Lyon, le Sémaphore à Nîmes, l’Eldorado à Dijon, le Méliès à St-Etienne, le Caméo à Nancy, les Stars à Strasbourg, à Metz, Lille, Toulouse, Bordeaux, Marseille, etc., etc. tous ces exploitants, peu ou prou, quittent ou aménagent des salles uniques de quartier de l’époque pour monter des projets de complexes – soutenus par le CNC, disons-le en passant, c’était une politique. Ça consistait à adopter le même principe technique que celui des grands circuits. Souvent, là où les grands circuits avaient 6, 7, 8 écrans, eux n’en construisaient que 4 ou 5, parfois moins, mais le principe était bien celui-là.

Et on s’appuyait sur un discours et un acte qui se traduisaient ainsi : « Nous, nous voulons être dans le tout. » Ça revenait à ce qui disait Emmanuel concernant la critique. « Nous voulons être dans le tout, nous ne voulons pas montrer des films de Fassbinder ou de Fellini à l’époque, ou de Godard, seuls dans des coins. On pense que le cinéma c’est un tout et on veut pouvoir montrer aussi les films plus populaires. » A l’époque, les films plus populaires, c’était précisément ceux de Truffaut entre-temps puisqu’on était dans les années 85, c’était Tavernier, etc. Et bien sûr, déjà, on avait ces vieilles discussions, toujours d’actualité aujourd’hui, avec Spiderman III, comme je le disais tout à l’heure…

Christophe Caudéran : E.T., c’était E.T.

Catherine Bailhache : Oui, E.T. par exemple. Il s’agissait de savoir si en programmant ce genre de films en VO tu étais encore en train de faire de l’art et essai ou est-ce que tu étais en train de te dévoyer ; avec les deux visions possibles. Bon.

Nous aussi, on a été, on est dans cette affirmation, j’allais dire dans cette croyance – pas pour dire que c’était forcément idiot. On a été dans cette volonté-là, dans cet acte-là. Et aujourd’hui, on est dans un système, dont je dis que c’est un étouffoir. Ce pari, pris il y a trente ans, étouffe en partie les exploitants eux-mêmes totalement emprisonnés dans la course aux films « porteurs » – « porteurs » et art et essai – dans une course éffrénée pour coller à l’actualité… Ce pari étouffe, de ce fait, les films fragiles au regard du marché bien que forts esthétiquement, au nom desquels pourtant il avait été pris à l’origine.

Pourquoi ? Parce que premièrement, concernant les salles de cinéma en France, il s’en trouve la moitié pour être classée art et essai et l’autre moitié qui ne l’est pas mais pourrait l’être ! Les chiffres le disent clairement. Tout le monde montre de l’art et essai. Précision complémentaire : les films sortant en France ces dernières années sont majoritairement recommandés art et essai. Il n’en reste que 30 % qui ne le soient pas. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, quiconque soit en mesure de savoir pourquoi programmer ci plutôt que ça – ça, c’est pour les programmateurs ? Tout est dans tout !

Deuxièmement. Et pour le public ? Comment être en mesure de savoir pourquoi aller ici plutôt que là ? Et surtout, pourquoi aller voir celui-ci plutôt que celui-là ? Honor de Cavalleria lui n’est montré que dans des lieux particuliers. Car, tout de même ! ces lieux sont réellement spécifiques : leurs exploitants restent les seuls à décider de montrer ce type de films. Mais ça ne se voit pas, ça ne se voit plus. Le public, lui, est noyé sous des informations qui toutes se ressemblent, et dans lesquelles le fait qu’un film comme Honor de Cavalleria soit montré… ne lui apparaît pas. Ses sources d’informations, majoritairement, ne sont pas celles qui parlent de ça d’une part. Et quand la critique en parle, excusez-moi, mais je le dis franchement, elle en parle une semaine avant la sortie du film et puis c’est tout : comment voulez-vous que le film ait la moindre chance alors d’exister dans la tête des gens, du moins à temps dans le flot continu d’informations dont ils sont abreuvés, pour qu’ils puissent voir les films ? Voilà.

Et ensuite, c’est trop tard.

Théorie et économie vont ensemble

Christophe Kantcheff : Emmanuel, je voudrais revenir sur la deuxième raison que tu as donnée à Catherine – qui, par ordre d’importance, pourrait bien être la première –, expliquant pourquoi ce que te demande instamment Catherine n’est pas forcément possible : les contraintes internes aux Cahiers du cinéma, en particulier économiques. Dans la presse en général, ces raisons-là sont premières tout le temps, vraiment tout le temps. Tu disais, Emmanuel, que ces raisons n’étaient pas très intéressantes. J’imagine que tu exprimes là une réserve professionnelle que je comprends tout à fait. Mais à la fois, je ressens, du côté des intellectuels – vu l’époque de populisme et de régression que nous vivons, ce terme d’intellectuel n’est pas du tout une injure dans ma bouche, bien au contraire –, je ressens une certaine réticence, comme si cela relevait d’une déchéance théorique, à parler du matériel, du prosaïque. Je ne te fais pas de procès d’intention, j’essaye…

Emmanuel Burdeau : Dire qu’aujourd’hui la défense des films se fait de plus en plus au nom de « Ça c’est du cinéma », au nom des guillemets du cinéma, c’est déjà décrire – même sans entrer dans le détail – un certain type de fonctionnemment économique.

Christophe Kantcheff : Tout à fait.

Emmanuel Burdeau : Ce discours-là se vit comme minoritaire, mais d’un autre point de vue il est très majoritaire, ne serait-ce que parce qu’il trace des frontières externes au lieu de faire valoir des divisions internes. Cette question, ou cette contradiction, est la nôtre, aux Cahiers. La mienne, et celle de Jean-Michel Frodon, bien que de deux manières très différentes. Si les Cahiers se mettaient à parler beaucoup plus des films six mois avant leur sortie, on aurait résolu un tout petit aspect du problème. Autre chose : il faut savoir qu’aux Cahiers, les films que les rédacteurs ont le plus envie de voir en projection les rédacteurs, sont les gros films genre Pirate des Caraïbes ! Même si neuf rédacteurs sur dix vont en ressortir en disant : « Ce n’est quand même pas terrible. » On tient encore au cinéma par ce côté-là aussi, voire par ce côté-là d’abord.

Christophe Kantcheff : Faire le tri entre ce qui est du cinéma (ou de l’art) et ce qui n’en est pas revient exactement au même que de s’en tenir à l’appréciation « J'aime » / « J'aime pas ». C’est se situer dans un système binaire de validation qui emprunte, je le disais tout à l’heure, au discours promotionnel. En outre, l’opposition « C’est de l’art » / « Ce n’est pas de l’art », très présente par rapport à l’art contemporain, alimente un autre discours, celui de l’extrême droite, qui est la plupart du temps à l’origine des tentatives de censure des œuvres.

Emmanuel Burdeau : La légitimation est une forme de promotion.

Christophe Kantcheff : Par ailleurs, ne pas occulter la dimension financière et économique du fonctionnement des journaux et des magazines me paraît essentiel vis-à-vis du citoyen. D’un point de vue pédagogique, d’abord. Parce qu’on peut en appeler ensuite à une responsabilité du lecteur de presse : son achat n’est plus innocent ou insouciant. En plus des contraintes économiques, il faut aussi aborder les règles professionnelles implicites et les conditionnements idéologiques. Même à Politis, où je suis pourtant à l’abri de nombreuses « obligations », si je me mettais à parler pendant trois semaines de suite d’un même film, ou si je faisais des articles sur des films qui ne sortent que six mois plus tard, cela paraîtrait incongru, je contreviendrais aux règles admises d’un hebdo, centré sur l’actualité.

À propos de la lecture des Cahiers : comme Catherine l’évoquait tout à l’heure, j’ai beaucoup pratiqué, moi aussi, dans mes années de jeune cinéphilie en particulier (les années 1980), la lecture post-projection. Parce que c’est la plus excitante, la plus haletante même, quand l’article est riche, inattendu, éclairant… Mais l’une des grandes différences avec aujourd’hui, c’est qu’à l’époque, le nombre de films qui sortaient en salles était bien moins important…

des articles de la Revue du cinéma, à l’époque, il y avait aussi le Cinématographe C’est là que j’ai pris l’habitude de lire les articles après avoir vu les films. A l’époque je ne lisais pas du tout, je ne voyais que des films. C’est en grande partie grâce, ou à cause, des Cahiers que j’ai voulu devenir critique. Il se trouve que la différence avec notre époque actuelle résidait dans le fait que, d’abord, moins de films sortaient en salles, c’est vraiment fondamental.

Y a-t-il réellement beaucoup plus de films qui sortent en salles aujourd'hui ?

Yves Masson : C’est vraiment net, ça ?

Christophe Kantcheff : Oui, oui.

Yves Masson : C’est vraiment net…

Catherine Bailhache : C’est une question ? Ou c’est une affirmation ?

Yves Masson : C’est une question.

Catherine Bailhache : Jean-Pierre Leclerc a écrit il y a un an un rapport sur les conditions actuelles de sorties de films en salles. Par la suite, dans le cadre d’une table ronde organisée par les Cahiers, il est un moment intervenu dans le but de relativiser le sentiment général éprouvé par tous concernant le nombre croissant de films. Il nous a expliqué que par exemple, en 1982, il y avait 532 films, soit seulement une vingtaine de films de moins qu’en 2005 (550 films sont sortis cette année-là). Ce qui semblait vouloir dire qu’il n’était pas si vrai que cela d'affirmer qu’il y avait beaucoup plus de films aujourd’hui.

En fait, tout bien pesé, il semble qu’il faille tempérer ses propos. En effet en 1982, ce chiffre incluait obligatoirement un nombre significatif de films pornographiques, totalement disparus des salles de cinéma depuis. Dans un sens, c’est difficile de comparer. Mais globalement, oui, il y a plus de films. Surtout, il y a énormément plus de copies ! Mais est-ce si difficile pour les critiques de…