vendredi 10 août 2007

Inscrire les films "fragiles au regard du marché" dans une programmation généraliste, le pari est-il toujours tenu ?

Catherine Bailhache : Dans les villes moyennes, et à plus forte raison dans les grandes, le calcul ou le choix – plutôt qu’un calcul d’ailleurs –, qui a été pris dans les années 70/80 par les acteurs de l’art et essai et de la recherche de quitter les salles de quartier à écran unique pour tenter à leur tour, sur le modèle technique et d’économie d’échelle des complexes, de programmer sur plusieurs écrans, c’est-à-dire d’inscrire les films fragiles dans une programmation plus généraliste, ce pari aujourd’hui ne fonctionne plus vraiment. Ce pari était en tout cas bel et bien pris au nom du fait que les mêmes spectateurs iraient d’autant mieux voir les films fragiles qu’ils les trouveraient au milieu du tout cinéma.

Il s’agissait de se rapprocher du principe adopté par les grands circuits, Gaumont, Pathé, Parafrance, UGC. Ça s’est fait très vite. Les grands circuits ont investi dans les complexes dans les années 75 à 79. Et dès les années 80 à 85, les exploitants d’art et d’essai et de recherche l’ont fait à leur tour : c’est les 400 Coups à Angers, le Quatorza à Nantes, le Ciné-poche au Mans, le Café des images à Hérouville, le Lux à Caen, les « Studio » à Tours, dans l’Ouest, mais aussi partout ailleurs, les CNP à Lyon, le Sémaphore à Nîmes, l’Eldorado à Dijon, le Méliès à St-Etienne, le Caméo à Nancy, les Stars à Strasbourg, à Metz, Lille, Toulouse, Bordeaux, Marseille, etc., etc. tous ces exploitants, peu ou prou, quittent ou aménagent des salles uniques de quartier de l’époque pour monter des projets de complexes – soutenus par le CNC, disons-le en passant, c’était une politique. Ça consistait à adopter le même principe technique que celui des grands circuits. Souvent, là où les grands circuits avaient 6, 7, 8 écrans, eux n’en construisaient que 4 ou 5, parfois moins, mais le principe était bien celui-là.

Et on s’appuyait sur un discours et un acte qui se traduisaient ainsi : « Nous, nous voulons être dans le tout. » Ça revenait à ce qui disait Emmanuel concernant la critique. « Nous voulons être dans le tout, nous ne voulons pas montrer des films de Fassbinder ou de Fellini à l’époque, ou de Godard, seuls dans des coins. On pense que le cinéma c’est un tout et on veut pouvoir montrer aussi les films plus populaires. » A l’époque, les films plus populaires, c’était précisément ceux de Truffaut entre-temps puisqu’on était dans les années 85, c’était Tavernier, etc. Et bien sûr, déjà, on avait ces vieilles discussions, toujours d’actualité aujourd’hui, avec Spiderman III, comme je le disais tout à l’heure…

Christophe Caudéran : E.T., c’était E.T.

Catherine Bailhache : Oui, E.T. par exemple. Il s’agissait de savoir si en programmant ce genre de films en VO tu étais encore en train de faire de l’art et essai ou est-ce que tu étais en train de te dévoyer ; avec les deux visions possibles. Bon.

Nous aussi, on a été, on est dans cette affirmation, j’allais dire dans cette croyance – pas pour dire que c’était forcément idiot. On a été dans cette volonté-là, dans cet acte-là. Et aujourd’hui, on est dans un système, dont je dis que c’est un étouffoir. Ce pari, pris il y a trente ans, étouffe en partie les exploitants eux-mêmes totalement emprisonnés dans la course aux films « porteurs » – « porteurs » et art et essai – dans une course éffrénée pour coller à l’actualité… Ce pari étouffe, de ce fait, les films fragiles au regard du marché bien que forts esthétiquement, au nom desquels pourtant il avait été pris à l’origine.

Pourquoi ? Parce que premièrement, concernant les salles de cinéma en France, il s’en trouve la moitié pour être classée art et essai et l’autre moitié qui ne l’est pas mais pourrait l’être ! Les chiffres le disent clairement. Tout le monde montre de l’art et essai. Précision complémentaire : les films sortant en France ces dernières années sont majoritairement recommandés art et essai. Il n’en reste que 30 % qui ne le soient pas. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, quiconque soit en mesure de savoir pourquoi programmer ci plutôt que ça – ça, c’est pour les programmateurs ? Tout est dans tout !

Deuxièmement. Et pour le public ? Comment être en mesure de savoir pourquoi aller ici plutôt que là ? Et surtout, pourquoi aller voir celui-ci plutôt que celui-là ? Honor de Cavalleria lui n’est montré que dans des lieux particuliers. Car, tout de même ! ces lieux sont réellement spécifiques : leurs exploitants restent les seuls à décider de montrer ce type de films. Mais ça ne se voit pas, ça ne se voit plus. Le public, lui, est noyé sous des informations qui toutes se ressemblent, et dans lesquelles le fait qu’un film comme Honor de Cavalleria soit montré… ne lui apparaît pas. Ses sources d’informations, majoritairement, ne sont pas celles qui parlent de ça d’une part. Et quand la critique en parle, excusez-moi, mais je le dis franchement, elle en parle une semaine avant la sortie du film et puis c’est tout : comment voulez-vous que le film ait la moindre chance alors d’exister dans la tête des gens, du moins à temps dans le flot continu d’informations dont ils sont abreuvés, pour qu’ils puissent voir les films ? Voilà.

Et ensuite, c’est trop tard.