vendredi 10 août 2007

Théorie et économie vont ensemble

Christophe Kantcheff : Emmanuel, je voudrais revenir sur la deuxième raison que tu as donnée à Catherine – qui, par ordre d’importance, pourrait bien être la première –, expliquant pourquoi ce que te demande instamment Catherine n’est pas forcément possible : les contraintes internes aux Cahiers du cinéma, en particulier économiques. Dans la presse en général, ces raisons-là sont premières tout le temps, vraiment tout le temps. Tu disais, Emmanuel, que ces raisons n’étaient pas très intéressantes. J’imagine que tu exprimes là une réserve professionnelle que je comprends tout à fait. Mais à la fois, je ressens, du côté des intellectuels – vu l’époque de populisme et de régression que nous vivons, ce terme d’intellectuel n’est pas du tout une injure dans ma bouche, bien au contraire –, je ressens une certaine réticence, comme si cela relevait d’une déchéance théorique, à parler du matériel, du prosaïque. Je ne te fais pas de procès d’intention, j’essaye…

Emmanuel Burdeau : Dire qu’aujourd’hui la défense des films se fait de plus en plus au nom de « Ça c’est du cinéma », au nom des guillemets du cinéma, c’est déjà décrire – même sans entrer dans le détail – un certain type de fonctionnemment économique.

Christophe Kantcheff : Tout à fait.

Emmanuel Burdeau : Ce discours-là se vit comme minoritaire, mais d’un autre point de vue il est très majoritaire, ne serait-ce que parce qu’il trace des frontières externes au lieu de faire valoir des divisions internes. Cette question, ou cette contradiction, est la nôtre, aux Cahiers. La mienne, et celle de Jean-Michel Frodon, bien que de deux manières très différentes. Si les Cahiers se mettaient à parler beaucoup plus des films six mois avant leur sortie, on aurait résolu un tout petit aspect du problème. Autre chose : il faut savoir qu’aux Cahiers, les films que les rédacteurs ont le plus envie de voir en projection les rédacteurs, sont les gros films genre Pirate des Caraïbes ! Même si neuf rédacteurs sur dix vont en ressortir en disant : « Ce n’est quand même pas terrible. » On tient encore au cinéma par ce côté-là aussi, voire par ce côté-là d’abord.

Christophe Kantcheff : Faire le tri entre ce qui est du cinéma (ou de l’art) et ce qui n’en est pas revient exactement au même que de s’en tenir à l’appréciation « J'aime » / « J'aime pas ». C’est se situer dans un système binaire de validation qui emprunte, je le disais tout à l’heure, au discours promotionnel. En outre, l’opposition « C’est de l’art » / « Ce n’est pas de l’art », très présente par rapport à l’art contemporain, alimente un autre discours, celui de l’extrême droite, qui est la plupart du temps à l’origine des tentatives de censure des œuvres.

Emmanuel Burdeau : La légitimation est une forme de promotion.

Christophe Kantcheff : Par ailleurs, ne pas occulter la dimension financière et économique du fonctionnement des journaux et des magazines me paraît essentiel vis-à-vis du citoyen. D’un point de vue pédagogique, d’abord. Parce qu’on peut en appeler ensuite à une responsabilité du lecteur de presse : son achat n’est plus innocent ou insouciant. En plus des contraintes économiques, il faut aussi aborder les règles professionnelles implicites et les conditionnements idéologiques. Même à Politis, où je suis pourtant à l’abri de nombreuses « obligations », si je me mettais à parler pendant trois semaines de suite d’un même film, ou si je faisais des articles sur des films qui ne sortent que six mois plus tard, cela paraîtrait incongru, je contreviendrais aux règles admises d’un hebdo, centré sur l’actualité.

À propos de la lecture des Cahiers : comme Catherine l’évoquait tout à l’heure, j’ai beaucoup pratiqué, moi aussi, dans mes années de jeune cinéphilie en particulier (les années 1980), la lecture post-projection. Parce que c’est la plus excitante, la plus haletante même, quand l’article est riche, inattendu, éclairant… Mais l’une des grandes différences avec aujourd’hui, c’est qu’à l’époque, le nombre de films qui sortaient en salles était bien moins important…

des articles de la Revue du cinéma, à l’époque, il y avait aussi le Cinématographe C’est là que j’ai pris l’habitude de lire les articles après avoir vu les films. A l’époque je ne lisais pas du tout, je ne voyais que des films. C’est en grande partie grâce, ou à cause, des Cahiers que j’ai voulu devenir critique. Il se trouve que la différence avec notre époque actuelle résidait dans le fait que, d’abord, moins de films sortaient en salles, c’est vraiment fondamental.