jeudi 2 août 2007

Quelle politique de soutien aux films forts esthétiquement mais faibles au regard du marché ?

Thierry Lounas : Admettons. La question qui se pose quand on fait une séance est la suivante : on fait venir un critique, Albert. Entre le restaurant, l’hôtel, les déplacements, le transport de la copie, l’affiche, etc… le coût d'une séance par rapport aux spectateurs, non seulement n’est pas rentable mais représente une perte énorme ! En aucune façon quelque chose pourrait se trouver équilibré à cet endroit.

Catherine Bailhache : Il existe en France une politique de soutien au cinéma. Parmi les dispositifs mis en œuvre, existe le classement art et essai. La somme allouée à un établissement l’est très clairement dans le but d’inciter à faire ce type de travail. Cette somme annuelle peut aller dans une très grande ville jusqu’à avoisiner les 80.000 euros. Dans l’ensemble, les montants les plus importants, de cet ordre donc, se trouvent être attribués à des salles d’art et d’essai de surcroît labellisées, pour beaucoup d'entre elles situées dans de grandes communes.

Si le responsable d’une telle salle, en particulier celui situé en province, décide de demander à un ou plusieurs intervenants de se déplacer, dans le cas que tu cites, pour Honor de Cavalleria, en comptant le déplacement d'un critique, sa rémunération, plus le déplacement du réalisateur, alors cela peut coûter entre 1.000 et 1.200 euros, oui, si sa ville est très éloignée de Paris notamment (coût du voyage, mais aussi nuits d'hôtel, repas, et rémunération d'autant plus élevée qu'à l'intervenant cela prend plus de temps que de prendre un métro ou un RER pour une heure de débat).

Aujourd’hui, le classement et le subventionnement de la salle dépendent d’abord et avant tout d’une proportion du nombre de séances dites « art et essai ».

Or, rappelons que nettement plus de la moitié des films (61 % en 2005 ; 72 % si on ne considère que les films français) qui sortent sont recommandés art et essai. Cela veut dire que sont concernés Honor de Cavalleria, Syndromes and a Century, I don't Want to Sleep Alone ou Still Life mais aussi Charlie et la Chocolaterie, Volver, Match Point ou les Infiltrés.

En plus du classement "automatique" (le nombre de séances), une commission préconise l'octroi de bonus, par exemple pour le travail constaté en direction des enfants, ou pour les programmations de films du patrimoine. C'est ainsi qu'on peut donner des bonus pour la programmation d’un nombre significatif de films comme Honor de Cavalleria, et ce d'autant plus que cette programmation aura bénéficié d’un travail d’accompagnement.

Dans les faits, une part mineure, de l’ordre de 37 %, est donnée sous forme de bonus en reconnaissance du travail global constaté. Dans l’exemple de somme d’argent cité plus haut – 80.000 euros –, il s'agira de 30.000 euros.


Le principal de la somme, environ 63 %, est en fait donné automatiquement en fonction de la proportion de séances dites « art et essai », quelques soient les films programmés, quelque soit le travail d'accompagnement (y compris si on n'en constate aucun). On peut même s’interroger : car, 1 voire 2 séances d’Honor de Cavalleria pèsent donc très très peu face aux 4 séances par jour pendant 14 jours, soient 56 séances d’un film comme Volver par exemple.

Dans ces conditions qu’est-ce qui peut convaincre un exploitant de programmer Honor de Cavalleria ?

La somme globale consacrée par l’Etat au classement art et essai représente annuellement un investissement de l’ordre de 11 millions d’euros.

Je pense que proportionnellement, la somme engagée pour soutenir automatiquement le seul pourcentage de séances dites « d’art et essai » (dans notre exemple : 50.000 euros) est trop importante dans la mesure où elle concerne pour une partie significative des films recommandés art et essai rentables, voire plus que rentables. Dans ce cas, ni ces films ni les exploitants qui les programment n’ont à ce point besoin de cet argent. S’il s’avérait qu’il est légitime de leur en allouer, alors ce ne saurait être au nom de l’art et essai, type d’aide défini en fonction d’une action culturelle menée par les exploitants en fonction des œuvres programmées et sur le principe d'une réelle diversité des œuvres. Montrer beaucoup de films art et essai rentables, voire très rentables dans une grande ville peut correspondre à une diversité, si on veut. Mais il me paraît aller de soi que la diversité qu'il faut soutenir est celle qui en a besoin pour exister. Il me paraît donc que le soutien financier devrait se porter majoritairement sur les films art et essai fragiles économiquement.

La proportion automatique est exagérée me semble-t-il par rapport à la proportion sélective destinée à soutenir, sous forme de bonus, le travail réel de programmation diversifiée (au sens où je l'ai exposée) de films, d’accompagnement, d’inventivité dans la programmation, etc.

Autrement dit, ce n’est pas que je pense qu’il ne faille pas attribuer les 80.000 euros, mais que je trouverais plus juste que la proportion soit inversée : que seuls 30.000 euros aillent reconnaître une proportion de séances art et essai, et que 50.000 autres ne soient attribués que si l’on constate une très réelle diversité de films, un véritable et inventif travail d’accompagnement, y compris collectif.

Christophe Kantcheff : Changer de place pour un critique, c'est aussi prendre à bras le corps les conditions de production, de diffusion, de distribution, d'exploitation, ce qui n'est pas fait la plupart du temps dans les journaux. Les Cahiers le font, mais ils sont très très peu à le faire !