vendredi 3 août 2007

Comment amener les exploitants à repérer certains films parmi la multitude ?

A l'ACOR, le travail qu'on mène depuis toujours, c'est de faire exister dans l'esprit des exploitants quelque chose qui sans cela n'aurait pas existé. En fait, c'est ça mon travail. Je ne m'occupe pas directement des spectateurs, je m'occupe d'abord des exploitants et même, je ne m’occupe que d'eux. Sensibiliser les spectateurs, c’est leur travail à eux et ils savent le faire. Pour avoir fait leur métier pendant très longtemps et connaître leur situation, je sais très bien que les exploitants eux-même sont pris au piège d’une sorte de tourbillon à n'en plus finir : ils n'ont pas les moyens ni le temps de voir tous les films, ils n’ont pas le temps d'y réfléchir, d'y repenser, de réfléchir à leur propre situation de spectateur, etc. Et eux aussi, il faut les séduire, d’une certaine façon. Toute la question pour ma collaboratrice et moi se résume donc à cela : comment les amener à désirer voir un film donné, dont presque personne ne leur parle, et noyé au milieu de cent autres, comment les amener à se rendre compte qu’avec ce film, ils peuvent renouer avec le plaisir initial que leur a procuré le cinéma, qui a motivé leur vocation ?

Parce que c’est cela qui se passe avec A l'ouest des rails, avec Honor de Cavalleria, des films atypiques que ces exploitants-là sont les seuls, probablement, à être en mesure de programmer… parce que si on compte sur ceux qui ne raisonnent qu’industriellement… Donc, comment faire pour les leur montrer, pour que ces exploitants-là les voient ? Cette simple question, à elle seule, demande pour la résoudre un déploiement, une organisation, un temps fous !

Le territoire que j'ai décrit tout à l'heure est vaste par définition : c’est que ce réseau est essentiellement composé de salles de recherche, très peu nombreuses (sinon ce ne serait pas de la recherche !) Pour certains d'entre eux, même quand tu organises une projection en son centre territorial, c'est à dire Nantes ou Angers, cela signifie prendre une voiture ou un train et faire jusqu’à 400 km dans un sens, 400 km dans l’autre… Ils n'ont pas le temps, ils sont débordés, etc. Il faut trouver comment s’y prendre pour qu’ils viennent quand même. Pour cela, pas trente-six solutions, il faut qu’ils en aient envie. Au fond, ils nous posent le même problème que celui qu’ils auront ensuite avec les spectateurs…

C'est ce que l'on disait tout à l'heure, on parlait de matraquer, on matraque ! On matraque pendant six mois jusqu'à ce qu'ils comprennent que… et puis, par exemple pour le Wang Bing, je leur colle une AG avant la projection (ils sont un peu obligés de venir…), je leur amène un Bergala après, qu'ils aiment beaucoup. Ça tombe bien, lui défend le film : là aussi, ils sont un peu obligés de venir. Je fais des pieds et des mains, tout cela à leur attention. Je déploie des trésors d'énergie pour leur donner envie d'être avec nous ce soir-là. Bon. Et ce soir-là – enfin ce soir-là, en l'occurrence pour le Wang Bing, ça nous prend à tous deux jours puisque le film dure neuf heures, plus l’intervention de Bergala, accompagné de Wang Bing et d’une traductrice, plus le fait que la salle n’est pas libre tout le tempps… bref. Donc ils viennent, pas tous, mais un nombre significatif d’entre eux.

En général, cela se passe toujours de la même façon, ils arrivent en disant en gros: « Ne nous fais pas perdre notre temps! », mais à force, ils savent aussi que je ne leur en fait pas perdre, du temps, je leur en fait prendre, c’est tout de même autre chose ! et que c'est ce plaisir-là qu'ils retrouvent. Et quand ils voient le Wang Bing, même pas sous-titré en français ce jour-là, parce que les sous-titres en question ne sont pas encore terminés, pour certains d'entre eux c'est difficile parce qu'ils ne comprennent pas un mot d'anglais. Au début de la séance, j'ai les pétoches, clairement. Je me dis : « Voilà, ils ont fait quatre cents bornes et maintenant, il y a deux solutions : quand dans une heure et demie on va devoir changer de cassette, quand ils vont sortir fumer une cigarette, soit ils partent et je suis foutue, soit ils restent suffisamment nombreux, et j'ai gagné! » Heureusement, ils aiment le cinéma. Je crois beaucoup à cela. Plus exactement, ce n’est pas « je crois » : JE SAIS ! Quand enfin les gens sont devant ces œuvres-là, qui sont quand même des œuvres majeures, aucune raison que ça ne leur saute pas à la figure.

Or, de mon point de vue ces œuvres sont majeures dans le sens où on pourrait dire qu’elles sont à géométrie variable. Je ne sais pas très bien l'exprimer mais... Encore hier-soir… c’était la troisième fois que je voyais Albert intervenir sur son film. Et bien, il avait encore d’autres choses à en dire, auxquelles je n'avais pas réfléchi pour ma part. Et c'est sans fin ! J'ai vu ce film déjà plusieurs fois, et chaque fois, tu peux l'aborder par ci, par ça, ce sont des films qui t’inspirent à l'infini. Ces films-là, tout d'un coup, te font renouer avec le plaisir du départ, celui que tu as éprouvé au tout début lorsque tu t’es mis à aimer le cinéma, quand tu avais quatorze piges ou peut-être treize, ou même moins ! C'est de ça qu'il s'agit. Et du coup, tu te redonnes, tu leur redonnes l'envie de s'y remettre, ou de continuer. Et ça marche !

Emmanuel Burdeau : C'est intéressant ce que dit Christophe Kantcheff sur Zodiac – il se trouve qu’il fait la couverture des Cahiers ce mois-ci –, parce qu'il disait qu'il fallait que les Cahiers soient plus sélectifs. Sans doute, mais le problème c'est que, d'une certaine manière, on en est toujours là, à avoir envie de ce genre de films. Beaucoup d'exploitants veulent du cinéma qui soit avant tout du cinéma. Si possible pas le cinéma de grande consommation américaine. Alors que, aux Cahiers, on est peut-être complètement en retard...

Catherine Bailhache : Ou en avance...

Emmanuel Burdeau : on attend encore des films du type de Zodiac.