jeudi 2 août 2007

Précipitation de la défaite ; la théorie des tâches solaires

Catherine Bailhache : Tout à fait. Quand tu prends le film de Pascale Ferran Lady Chatterley, par exemple. C’est au vu du plan de sortie d’un film , dès qu’on le découvre, qu’on sait ce que le distributeur escompte en nombre d’entrées. Le film est sorti en novembre / décembre avec un plan de sortie éloquent. Je vous passe les détails parce que c'est technique et pas très intéressant à développer ici, mais, au regard de ce plan de sortie, on voit tout de suite que ce distributeur escompte au maximum 150 000 spectateurs. C'est d'ailleurs ce qui se passe puisqu'il en compte 170 000, pas beaucoup plus donc. Et puis ça s'arrête. C'est fini pour le film, il est retiré du marché, d’autres films prennent sa place – ce n’est pas ce qui manque –, c’est d’ailleurs aussi ce qui rend difficile les marges de manœuvre en matière de stratégie.

Or, le film est sélectionné en mars suivant aux Césars, et alors survient ce que nous savons tous plus ou moins. Ce que je vais vous décrire arrive de temps en temps. Il a obtenu plusieurs césars, il est donc ressorti en salles. Et le film a engrangé alors 200 000 entrées de plus. L'effet César, probablement, a pu provoquer chez certains spectateurs une réaction que sans cela ils n'auraient pas eue. Mais là, on est passé du simple au double ! Que ce serait-il passé si on avait surtout pu le poursuivre dès la première fois plus longtemps ? Et ne parlons pas des films qui n'ont pas eu la chance d'avoir les Césars ! Tu te dis qu’il y a là de mauvais présupposés, de mauvaises habitudes prises collectivement, au nom du sacro-saint marché.

Cela nous ramène à deux réalisateurs, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, dont je ne résiste pas ici à rapporter comment, lors d'une conférence, devant un partaire de plusieurs centaines de professionnels, notamment exploitants et distributeurs, ils ont raconté l'histoire de la théorie des tâches solaires, édifiante de ce point de vue.

C'est l'histoire d'un scientifique qui dans le courant du XIXe sièce, après moult études, aurait établi avec certitude que les tâches solaires – phénomène observé autour du soleil dont je me garderai bien de chercher à décrire l’exacte réalité – subissaient de façon régulière et, d'après lui prévisible, des mouvements spécifiques qu’on pouvait mettre en corrélation avec des baisses significatives de la bourse dans le monde. Il avait bâti le calendrier de ces manifestations et pouvait donc prévoir à quels moments allait baisser la bourse. Ducastel et Martineau racontaient que cette théorie avait déclenché une batterie d’autres théories, de décisions concrètes, économiques, de la part d'un certain nombre de « spécialistes », visant à ne pas jouer en bourse ces jours-là, et donc… la bourse baissait !

Ce n’est que beaucoup plus tard qu’un autre scientifique a démontré que cette théorie était fausse. Tout le monde a cessé de spéculer sur les tâches solaires.

A la fin de la relation de cette histoire, quelqu'un a demandé aux deux réalisateurs pourquoi ils la leur avaient racontée. Ils ont répondu : « Mais parce que c'est la même chose que vos histoires de chiffres à quatorze heures chaque mercredi ! Chaque mercredi en effet, vers quinze heures, tous, vous observez les résultats de la première séance de démarrage des films sortis ce jour-là. Vous avez bâti une théorie qui consiste à affirmer que de ces résultats doit être déduite la conduite à suivre. Il est quinze heures. Si le film n'a fait que tant d'entrées à quatorze heures, alors on décide qu’on ne le poursuivra pas au-delà de la première semaine. Or, en prenant cette décision, le film ne marchera pas puisqu'on l'empêche de marcher ! A l’inverse, quand on dit : « Il y a suffisamment d'entrées pour fonctionner » alors vous rajoutez des affiches, des copies et des salles donc vous vous donnez, vous nous donnez plus de chances pour réussir. » Ils n’étaient pas convaincus, les professionnels, paraît-il, ce jour-là, par la démonstration de mes deux réalisateurs. Pourtant, je trouve que c'est une vraie question actuelle : de l'attitude collective des professionnels – est-ce si professionnel que ça, en l'occurrence – adoptée à partir d’un drôle de savoir, fondé sur des critères sinon loufoques du moins insuffisamment probants, pas très « scientifiques »…