lundi 27 août 2007

Jusqu'où accompagner les films ?

Catherine Bailhache : Thierry Lounas ?

Thierry Lounas : J'ai l'impression que plus on avance, plus le problème devient complexe...

Catherine Bailhache : Simplifie-le alors...

Thierry Lounas : Oui, il faudrait le simplifier.

Moi, c'est vrai que j'ai commencé comme critique aux Cahiers du Cinéma. Parce qu'un certain nombre de films n'étaient pas distribués en salle, je me suis improvisé distributeur. Cela me semblait être dans la continuité de mon travail, d'aimer un film, d'en parler et peut-être de faire en sorte qu'il soit montré. S'il s'agit juste de créer une petite société qui permette de faire en sorte qu'il existe en salle, il fallait le faire. Aujourd'hui, je suis aussi producteur et je suis également éditeur... et demain, je me demande s'il ne va pas falloir que j'achète les places de cinéma. Donc, à un moment, on arrive à la limite de l'exercice...

Je suis du côté d'Albert, dans son fantasme de pureté, un fanstasme qui date des années cinquante, où l'on fait des films pour une public populaire, anonyme, qui vient en salle, pense ce qu'il veut ; où le critique écrit un texte pour être lu en soi, ou pas seulement – c'est un débat.
Mais je suis aussi pragmatique et je trouve qu'aujourd'hui le critique est dans la situtation de presque fabriquer le public. Alors qu'hier il était dans une situation où il discutait avec lui, il était une sorte de plus...

Moi je vois aujourd'hui qu'un certain nombre de films, pas seulement le documentaire comme avant, mais tous les films fragiles, s'ils ne sont pas accompagnés en salle, font 2 entrées. S'il y a une séance-rencontre, il fait 30, 40 entrées, ça peut monter jusqu'à 100, ça dépend des villes. Si on ne fait pas ce travail d'accompagnement autour du film, il n'y a pas le public. On est donc aujourd'hui en situation d’inventer le public, par tous les moyens possibles. Mais si le public manque, je me demande si à un moment donné, il ne va pas falloir purement et simplement s'en passer.

Catherine Bailhache : Ah oui, tu vas jusque-là toi... se passer du public ?!!

Thierry Lounas : Non, mais...

Pour moi, la question et le problème... la schizophrénie, elle est propre au critique. La vraie question, elle est intérieure, c'est-à-dire jusqu'où peut-on accompagner les films si jamais à un moment il n'y a pas de spectateurs en face ?

Alors je fais un peu de provocation... La preuve, on a sorti le film d’Albert, avec Albert lui-même très présent, et travaillé avec Christophe sur Honor de Cavalleria, etc. Voilà finalement un film qui aujourd'hui en est déjà à 7 500 entrées, ce qui est plutôt très bien pour un film très fragile comme celui-ci. Mais c'est quand même au prix d'énormément de travail.

C'est du travail avec des lycéens, avec un ou des publics – car il y a plusieurs publics aujourd'hui : le public lycéen, le public associatif... on est obligé de recomposer un public, si possible plus anonyme, en développant des partenariats avec des personnes très différentes, parce qu'il y a tellement de films aujourd'hui qu'à un moment il faut d’une manière ou d’une autre devenir prescripteur, il faut créer l'événement. Est-ce que c'est le rôle de la critique de créer l'événement autour d'un film, de l'accompagner, de le vendre ? Moi, je ne sais pas... ça met le critique dans une situation compliquée, le distributeur et le cinéaste aussi. Et finalement, c'est toi, Christophe qui est le plus à l'aise avec tout ça parce que, de fait, dans ton dispositif pour les lycéens, il est déjà inscrit qu'aujourd'hui il faut former les gens, et ce dès le début, il faut qu'ils continuent à avoir le goût et une certaine curiosité.

Voilà, je n'ai posé que des questions… mais le travail critique me semble problématique à la fois dans ses missions, dans sa forme, comme on l'avait posé à Angers. A partir de quand faut-il commencer à accompagner un film, pour dire « Ce film existe, vous devriez le voir » ? Car, aujourd'hui, le travail critique doit remplacer le bouche-à-oreille, c'est-à-dire que les films tournant très vite en salle, il faut préparer très très tôt une sorte de « bouche-à-oreille critique » sur le film pour permettre aux spectateurs de le voir dans les trois séances qui sont disponibles...

Catherine Bailhache : Attends, même pas ! Excuse-moi je t'interromps, je vais même encore plus loin que ce que tu dis : c'est pour permettre aux exploitants de les voir. La première problématique, tout à fait cruciale aujourd'hui, c'est d'amener des exploitants de salle à voir ces films, à bâtir pour eux déjà, l'envie de les voir, la conviction qu'il y a là quelque chose. Le premier public auquel on est dans l’obligation de s'adresser, c'est d'abord celui-là, simplement pour qu'il puisse ensuite prendre le risque en toute connaissance de cause de le programmer un moment donné. Et ce n’est pas facile de les lui montrer alors qu'il a déjà compris que ce sont des films qui ne vont pas lui apporter de recettes, il faut être clair : l’exploitant, de son point de vue, va dépenser de l'argent qu’il ne récupérera pas totalement, loin de là, c'est évident.

A partir de là, qu'est-ce qui va amener un exploitant de salle de cinéma devant ces films, même si sa salle est art et essai et labellisée Recherche et découverte ? Quand aujourd’hui, on sait que la notion d’art et essai elle-même est devenue très large : la plupart des films sont recommandés art et essai. Qu’est-ce qui va l'amener à programmer le film d'Albert Serra plutôt que de celui de Woody Allen, ou de le montrer en plus du Woody Allen, lequel lui permettra de gagner de l’argent ? Sachant que cet exploitant est victime, ou sujet aux pressions et aux impressions que l'on décrivait tout à l'heure, à savoir, la dilution d’une certaine presse, la vôtre, dans le grand « tout » de la communication publicitaire ?