dimanche 19 août 2007

Questions d'héritage

Emmanuel Burdeau : Tout à l’heure, on a commencé par dresser un tableau un peu apocalyptique. C’est l’effet post-Cannes.

Il y a plusieurs choses. D’une part, il y a la réduction de l’espace critique en général : littérature, cinéma, tous arts confondus. Phénomène social, politique… Phénomène général d’époque. Tout à l’heure, nous avons été très négatifs ; disons plutôt qu’il y a aujourd’hui un embarras de la critique de cinéma.

Pourquoi les Cahiers ne parlent-ils pas davantage des films bien avant leur sortie en salles, pour créer du désir ? Ils le pourraient, puisque nous découvrons les films dans les festivals, avec une certaine avance. Même un premier film comme Honor de Cavalleria sort en France un an après avoir été vu. Pourquoi ne pas écrire à l’avance ? Vous avez cité Wang Bing. Pendant longtemps, nous avons cru qu’A l’ouest des rails ne sortirait jamais. Nous en avons donc parlé, en se disant : « Si on n’en parle pas maintenant, on n’en parlera jamais. » C’est le bon exemple, ou le bon contre-exemple, parce que le film a fini par sortir, qu’il est bien sorti et qu’il a été vu.


Catherine Bailhache : Attendez ! Il est bien sorti entre autres parce que vous avez choisi d’en parler. Vous savez que c’est vrai.

Emmanuel Burdeau : Oui… … La raison pour laquelle nous continuons à considérer que notre actualité, ou plutôt notre espace, est constitué des films qui sortent pendant un mois – les Cahiers étant mensuels –, cette raison est liée à la crainte de perdre des lecteurs. Elle est liée aussi à une certaine idée de la critique héritée, encore une fois, des années 50. C’est l’invention du discours critique en tant que tel par les Cahiers dits Cahiers jaunes, d’abord par André Bazin, ensuite par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, ceux qu’on a appelés les Jeunes Turcs. Ils nous ont légué une idée générale du cinéma, c’est-à-dire entre autres l’idée que tout le cinéma nous concerne.

Christophe Caudéran citait le problème du « J'aime » / « J'aime pas ». Il se trouve que je suis membre du Masque et la Plume. Parfois, avant le début de l’émission, Jérôme Garcin glisse : « Emmanuel, il faut que tu sois plus ferme, que tu dises vraiment que tu n’aimes pas un film, ou que tu l’aimes ». Alors qu’au fond, je voudrais commencer chaque intervention en disant : « Ecoutez, moi, du cinéma, je prends tout. Parce que c’est le cinéma en général qui m’intéresse. Ensuite, si vous me demandez si je recommande ce film plutôt que tel autre, c’est autre chose, on peut en parler ». Mais la discussion telle qu’elle s’organise au Masque et la Plume et dans la critique en général, ressemble de plus à plus à un tracé de frontières : « Ça, c’est pour moi ; ça, ce n’est pas pour moi ; ça, c’est pour moi ; ça, ce n’est pas pour moi. »

C’est notre héritage : il y a des cinéastes qu’on préfère, mais… Les Cahiers ont commencé par préférer Hitchcock, Hawks, Renoir, Rossellini, les deux H et les deux R. Mais ces cinéastes éclairaient l’ensemble du cinéma. François Truffaut, Jean-Luc Godard, c’est bien connu, aimaient Rossellini et Renoir. Mais Truffaut voyait cinq films par jour, et parmi eux tout un paquet de mauvais films qu’il identifiait lui-même comme le tout-venant du cinéma. Les hiérarchies qu’il établissait étaient inséparables du fait que, par ailleurs, il ne faisait pas de hiérarchie. Si on ne comprend pas ça, on s’imagine que les Cahiers sont une revue élitiste, ce qu’ils n’ont jamais été. Certes, les rédacteurs choisissent des cinéastes, mais avec l’idée qu’un grand cinéaste profite à tout le cinéma. Ou – c’est Pascale Ferran qui le rappelait récemment –, pour le dire avec les mots de Godard : « C’est vrai qu’en ce moment, mes films ils ne sont pas très bons, mais si Claude Zidi faisaient de meilleurs films, les miens seraient meilleurs ». C’est la même chose. Bons et mauvais films, tout tient ensemble.

A l’époque, cela n’était pas formulé aussi nettement. Peut-être même est-ce un erreur de lecture rétrospective. Cependant, disons-le ainsi : c’est l’idée maîtresse des Cahiers. La revue est d’ailleurs partie du tout-venant, elle a commencé par dire : « Mais non Hitchcock n’est pas simplement un grand technicien, c’est un grand artiste. » Un grand artiste qui remplit les fameuses trois mille places du Gaumont-Palace. A l’époque, on ne souhaitait pas qu’Hitchcock aille au musée. Les Cahiers ont simplement dit : « Le Hitchcock qu’on aime, nous, petite revue qui se vend à trois mille exemplaires, c’est le Hitchcock de tout le monde. » Voilà.

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante. Est-ce qu’écrire sur le cinéma aujourd’hui est toujours vouloir écrire sur tout le cinéma ? A travers Honor de Cavalleria, est-ce que j’aime et défends encore la totalité du cinéma ? Ou bien, est-on passé dans un autre moment historique, explicable par l’avènement de la télévision, internet, etc. ? De deux choses l’une. Soit on ne défend que quelques objets dans le cinéma dont on considère qu’ils méritent notre attention, auquel cas on se retrouve – même si la comparaison est hasardeuse – dans une situation pas tellement éloignée de celle de la littérature. Christophe Kantcheff le disait tout à l’heure : les journalistes du Monde, dans les pages cinéma, s’obligent à une exhaustivité. L’exhaustivité n’est même pas une question pour les critiques littéraires. D’une part ils ne parlent pas de tous les livres ; d’autre part, lorsqu’ils choisissent un livre, ce n’est absolument pas avec l’idée de la totalité du champ dans lequel ce livre apparaît.

Donc, soit on ne fait que distinguer des objets et puis, éventuellement, quand parfois un film fait un peu trop parler de lui et qu’on le trouve mauvais, on dit : « Celui-là, il n’est pas à nous ». On prélève des objets sur une totalité dont on n’a même plus idée parce qu’elle nous dégoûte ou parce que de toute façon, dans le cas de la littérature, elle est inapprochable en tant que telle. On prend des films, le reste on n’en parle pas, ou l’écarte. Faisant cela – il est important de le savoir – on a déjà rompu avec le lieu d’où on vient. En gros on dit : « Les films qu’on aime, ça c’est du cinéma. Le reste, ce n’est pas du cinéma. » C’est l’antithèse totale du geste originaire des Cahiers, de Bazin qui disait : « Le cinéma c’est tout. » Le moindre bout de pellicule est du cinéma. Il n’y a pas à dire : « Ça c’est du cinéma, ça ce n’en est pas. » La seule définition, c’est l’enregistrement mécanique par une caméra.

Or, aujourd’hui, de plus en plus, non seulement dans la critique, mais aussi du côté des exploitants, il faut dire ce qui est et n’est pas du cinéma, c’est devenu une question, voire la question. Pendant un certain nombre d’années, l’ennemi ou disons l’autre était plutôt du côté de la télévision et des médias. Aujourd’hui l’autre est devenu l’art. Comme s’il fallait dire : ça, ce n’est pas une installation, ce n’est pas un film d’artiste, c’est un film-film et c’est du cinéma. C’est vrai aussi du côté des spectateurs, il arrive que dans une salle un spectateur lève la main pour dire : « J’ai vu un film hier, je l’ai aimé, est-ce que pour vous, Monsieur, c’est du cinéma ? »

Reprenons. Nous avons hérité d’un modèle fondé sur l’idée que le cinéma était une sorte de divertissement majoritaire. Certes il y a des préférences, des hiérarchies, mais cette idée tenait, l’idée d’un divertissement majoritaire. Pour parler comme Bazin : on tenait à l’impureté fondamentale du cinéma, à la fois dans son rapport avec les autres arts, et comme pratique. On tenait aussi au malentendu. On acceptait très bien que des spectateurs aillent voir le nouveau film d’Hitchcock sans se dire que ce pouvait être autre chose qu’un divertissement du samedi soir. Peu importe, ils y allaient. Si dans la salle du Gaumont-Palace, il y avait Jean-Luc Godard au premier rang, et quelqu’un qui n’était pas cinéphile trois rangs derrière, ça n’était pas un problème. De même, aux Cahiers, les mêmes rédacteurs écrivaient des articles de quatre pages et des notules de huit lignes sur un film obscur, soit d’Europe de l’Est, soit obscur américain : c’est la même chose, pensaient-ils, d’aimer les Straub et un péplum italien un peu crasseux.

Aujourd’hui, cette idée est-elle toujours tenable ? Cette question fait l’embarras évoqué tout à l’heure. Faut-il défendre un film par un geste qui consiste à le tirer (l’extraire du tout-venant) ou à le pousser (le rendre à la totalité du cinéma) ? Comment offrir à tout le monde, potentiellement, un film qu’on a d’abord extrait des sorties de la semaine, du grand bain audiovisuel, de la télévision, des médias, d’internet, de l’art contemporain ? Voilà une articulation possible entre une question de désignation pratique des objets et une question plus spécifiquement critique. Discours généreux ou discours retenu ? On est tous un peu coincés.

Albert Serra : Quelle est votre réponse ?

Emmanuel Burdeau : Pas de réponse !